Heraclitus
7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917
par Sri Aurobindo
V
Si c'est la loi de Transformation qui détermine
l'évolution et l'involution de l'unique route montante et descendante, la même
loi règne tout le long du sentier, à chacun de ses pas et de ses tournants,
dans les millions de choses qui se négocient au bord du chemin. Partout il y a
la loi de l'échange et de l'interéchange. L'unité, amoibe, et la multiplicité sont à chaque instant liées par ce
rapport actif. L'Un s'échange constamment pour le multiple ; vous avez donné
cet or et vous avez reçu en échange ces marchandises, mais en réalité elles ne
représentent que la valeur de l'or. Le multiple s'échange constamment pour l'Un
; ces marchandises sont données ou disparaissent ou sont détruites,
disons-nous, mais à leur place il y a de l'or, l'énergie-substance originelle
pour leur valeur. Vous voyez le soleil et vous pensez que c'est toujours le
même soleil qui se lève chaque jour ; car ce qui conserve la forme, l'énergie,
le mouvement et toutes les mesures du soleil, c'est le constant don de soi que
fait le Feu en échange des articles élémentaux qui composent le soleil. La
science nous montre que cela est vrai de toutes choses et par exemple du corps
humain : il est toujours le même, mais il ne maintient son identité apparente
que par une constante transformation. Il y a destruction continue et pourtant
il n'y a pas destruction. L'énergie se répartit, mais en réalité jamais ne se
dissipe ; la loi, c'est changement et conservation inaltérable de l'énergie
dans le changement, ce n'est pas destruction. Si ce monde de multiplicité est à
la fin détruit par le Feu, il n'y a cependant pas de fin, et le monde n'est pas
détruit, mais échangé contre le Feu. En outre, il y a échange entre tous ces
devenirs qui sont seulement autant de valeurs actives de l'Être, autant
d'articles qui sont une valeur et une mesure fixes de l'or universel. Le Feu
prend de sa substance à une forme et la donne à une autre, change une valeur
apparente, mais l'énergie-substance reste la même et la nouvelle valeur
équivaut à l'ancienne — tout comme il transforme du combustible en fumée, en
braise et en cendres. La science moderne, qui a une connaissance plus exacte de
ce qui se produit en réalité dans cette transformation, confirme pourtant la
conclusion d'Héraclite. C'est la loi de la conservation de l'énergie.
C'est là, pratiquement, que se trouve le
secret actif de la vie ; toute vie physique ou mentale ou simplement dynamique
se maintient par constant échange et interéchange. Toutefois l'explication
d'Héraclite, jusqu' ici, n'est pas tout à fait satisfaisante. Que la mesure, la valeur de l'énergie
échangée reste invariable, même quand la forme change, soit, mais pourquoi les
articles cosmiques que nous recevons pour l'or universel seraient-ils aussi
fixes et, dans un sens, invariables ? Quelle est l'explication, comment se
produit cette éternité de principes et d'éléments et de genres de combinaisons,
et aussi cette persistance et ce retour des mêmes formes que nous observons
dans le cosmos ? Pourquoi, après tout, dans ce constant flux cosmique, les
choses resteraient-elles toujours pareilles ? Pourquoi le soleil, bien que
toujours nouveau, serait-il pratiquement toujours le même soleil ? Pourquoi le
ruisseau serait-il toujours le même ruisseau comme l'admet Héraclite lui-même,
bien que ce soient toujours d'autres eaux, encore d'autres eaux qui y coulent ?
C'est à ce propos que Platon a amené son plan éternel et idéal d'idées fixes,
par lequel il semble avoir voulu désigner à la fois une idée-réalité
originatrice et un schéma idéal originel de toutes choses. Une philosophie
idéaliste du type hindou pourrait dire que cette force, la Shakti, que vous
appelez Feu, est une conscience qui, par son énergie, maintient le plan originel
des idées et les formes correspondantes des choses. Mais Héraclite nous donne
une autre explication, qui, pour n'être pas tout à fait satisfaisante, est
cependant profonde et pleine de vérités fécondes. On la trouve dans ses phrases
saisissantes sur la guerre, la justice, la tension, les Furies qui poursuivent
les transgresseurs des mesures. Il est le premier penseur qui ait vu le monde
entièrement en termes de puissance.
Quelle est la nature de cet échange ?
C'est la lutte, eris, c'est la
guerre, polemos ! Quelle est la
règle, quel est le résultat de la guerre ? C'est la justice. Et comment cette
justice agit-elle ? Par une juste tension et une juste compensation des forces,
qui produit l'harmonie des choses et, par conséquent, il est à présumer, leur
stabilité. « La guerre est le père de tout et le roi de tout » « le devenir de
toutes choses dépend de la lutte » « Connaître cette lutte, c'est connaître la
justice » tels sont ses maîtres apophtegmes à ce sujet. Au premier abord, nous
ne voyons pas pourquoi échange serait lutte , ce semblerait plutôt devoir être
commerce. Lutte il y a, mais pourquoi n'y aurait-il pas aussi interéchange
consenti et paisible ? Héraclite n'en veut pas ; pas de paix ! Il serait
d'accord avec l'Allemand moderne pour voir dans le commerce même une section de
la Guerre. Il est vrai qu'il existe un commerce, marchandises contre or, or
contre marchandises, mais le commerce lui-même et toutes les conditions qui
l'entourent sont régis par une contrainte puissante, et même violente, du Feu
universel. C'est ce qu'il veut dire quand il parle des Furies qui poursuivent
le soleil. « Par peur de Lui, dit l'Upanishad, le vent souffle... et la mort rôde.
» Et entre tous êtres il y a constante épreuve de force ; c'est par cette
guerre qu'ils prennent naissance, c'est par elle que sont maintenues leurs
mesures. Nous voyons qu'il a raison ; il a saisi l'aspect initial de la Nature
cosmique. Tout y est choc de forces, et par ce choc, par cette lutte, en
s'accrochant, en se combattant, les choses non seulement viennent à
l'existence, mais aussi conservent cette existence. Karma ? Lois ? Mais des
lois différentes s'opposent et se heurtent, et c'est par leur tension qu'est
maintenu l'équilibre du monde. Karma ? C'est la justice impérieuse d'une
Puissance coercitive éternelle, ce sont les Furies qui nous poursuivent si nous
transgressons ses mesures.
La guerre, affirme Héraclite, n'est pas
simple injustice, violence chaotique ; elle est justice, bien qu'elle soit une
justice violente, la seule espèce possible. De ce point de vue, nous devons de
nouveau admettre qu'il a raison. C'est par l'énergie dépensée et par sa valeur
que seront déterminés les résultats, et lorsque deux forces s'affrontent,
dépense d'énergie signifie épreuve de force. Les récompenses ne devront-elles
pas être attribuées au fort selon sa force et au faible selon sa faiblesse ?
Telle est bien la loi première, tout au moins dans le monde, bien qu'elle y
soit tempérée par l'aide au faible par le fort, aide qui, après tout, n'est pas
nécessairement une injustice ni une violation des mesures, en dépit de
Nietzsche et Héraclite. Et n'y a-t-il pas quelquefois derrière la faiblesse une
force immense, la force même de la pression exercée sur les opprimés, qui amène
sa terrible réaction, le recul de l'arc, Zeus, le Feu éternel, attentif à ses
mesures ?
Non seulement il y a la guerre entre un être
et un autre, entre une force et une autre, mais à l'intérieur de chacun il y a
une opposition éternelle, une tension des contraires, et c'est cette tension
qui crée l'équilibre nécessaire à l'harmonie. L'harmonie donc est présente, car
le cosmos même, dans son accomplissement, est une harmonie ; mais c'est parce
que dans son processus le cosmos est guerre, tension, opposition, équilibre
d'éternels contraires. Il ne saurait exister de véritable paix, à moins que par
paix l'on entende une tension stable, un équilibre de pouvoir entre des forces
hostiles, une sorte de mutuelle neutralisation d'excès. La paix ne peut rien
créer, rien maintenir, et la prière d'Homère que la guerre périsse d'entre les
dieux et d'entre les hommes est une monstrueuse absurdité, car cela
signifierait la fin du monde. Il peut y avoir périodiquement une fin, non par
la paix ou la réconciliation, mais par une conflagration, par une attaque du
Feu, to pur epelton, un jugement
fulgurant et une condamnation. La Force a créé le monde, la Force est le monde,
la Force par sa violence maintient le monde, la Force mettra fin au monde — et
le recréera éternellement.
Sri Aurobindo, Héraclite, chp. V, Arya, 4.1917
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