La tâche de
l'État, aussi longtemps qu'il continuera d'être un élément nécessaire à la vie et
à la croissance humaines, est de fournir toutes les facilités à une action
coopérative, d'éliminer les
obstacles, d'empêcher les gaspillages et les frictions vraiment nuisibles (une certaine quantité de gaspillage et de friction
est nécessaire et utile à toute action naturelle) et, en supprimant les
injustices évitables, d'assurer à l'ensemble des individus des chances égales
et justes de développement et de satisfaction,
dans la mesure de leurs forces et suivant la ligne de leur nature. Jusqu'à ce point, le but du
socialisme moderne est juste et bon.
Mais toute ingérence superflue dans la
liberté de croissance de l'homme est
nuisible, ou peut l'être. Même l'action
coopérative est pernicieuse si, au lieu de chercher le bien de tous
compatible avec les nécessités de la croissance individuelle (car sans croissance individuelle, il ne peut y avoir de bien réel et permanent pour tous), elle immole
l'individu à un égoïsme collectif et l'empêche de trouver l'espace libre
et l'initiative indispensables à
l'épanouissement d'une humanité plus
parfaitement développée. Tant que l'humanité n'est pas adulte, tant
qu'elle a besoin de croître et de se perfectionne davantage, il ne peut pas y
avoir de bien de tous statique et indépendant
de la croissance des individus qui composent le tout. En fait, tout idéal
collectiviste qui veut indûment subordonner
l'individu, s'expose à une condition statique, soit pour son régime
actuel, soit pour celui qu'il espère établir bientôt et après lequel toute tentative de changement sérieux sera considérée comme un crime de l'individualisme impatient
contre la paix, la juste routine et la
sécurité de l'ordre heureusement établi
pour la communauté. C'est l'individu, toujours, qui progresse et oblige le reste à progresser;
l'instinct de la collectivité est de
rester figé dans son ordre établi. Le progrès, la croissance, la réalisation d'un être plus large,
donnent à l'individu son sentiment de bonheur le plus grand ; un état statique et une aise assurée donnent ce même sentiment à la
collectivité. Et ceci reste vrai tant
que la collectivité est une entité physique et économique plus qu'une
âme collective consciente d'elle-même.
Il est donc tout
à fait improbable que dans l'état actuel de l'espèce, une saine unité humaine
puisse s'établir par un mécanisme d'État, fût-ce par un groupement d'États puissants et organisés
jouissant entre eux de relations soigneusement réglées et légalisées, ou par un
État mondial unique qui se substituerait à l'actuel concert de nations,
mi-chaotique, mi-ordonné, et la forme de cet État mondial fût-elle un unique empire comme
l'Empire romain, ou une unité fédérée. Il se peut qu'une unité extérieure et administrative de ce
genre soit destinée à naître dans le proche
avenir humain afin d'accoutumer
l'espèce à l'idée et à la possibilité, aux habitudes d'une vie commune, mais pareille unité ne peut pas
vraiment être saine, durable ni profitable pour toute l'étendue
véritable de la destinée humaine, à moins que
n'apparaisse quelque chose de plus
profond, de plus intérieur et de plus réel. Autrement, l'expérience du monde antique se répétera à une
plus grande échelle et en d'autres
circonstances. L'entreprise s'effondrera, cédant la place à un nouvel âge de reconstruction dans la confusion
et l'anarchie. Peut-être cette expérience aussi est-elle nécessaire à l'être
humain ; pourtant, il devrait nous être possible maintenant de l'éviter si nous
subordonnons les agents mécaniques à notre
développement vrai en cultivant une humanité moralisée et même
spiritualisée qui sera unifiée non seulement
dans sa vie extérieure et dans son corps, mais dans son âme intérieure.
Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie
CHAPITRE IV
L'insuffisance
de l'idée d'État
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