Les
nations européennes ont étendu leurs empires selon la vieille méthode romaine
de conquête et de colonisation militaires, abandonnant en grande partie le
principe pré-romain de simple suzeraineté ou d'hégémonie tel qu'il était
pratiqué par les rois assyriens et égyptiens, par les Etats indiens, les Cités grecques.
Mais parfois aussi, le principe de suzeraineté fut utilisé sous forme de
protectorat, pour préparer une occupation par des moyens plus normaux. Les
colonies n'ont pas été du type romain pur, mais d'un type mixte, carthaginois
et romain, civil et militaire, et les colons, comme chez les Romains,
jouissaient de droits civiques supérieurs à ceux de la population indigène,
mais en même temps, et beaucoup plus que chez les Romains, les colonies étaient
faites pour l'exploitation commerciale. C'est l'établissement anglais en
Ulster qui se rapproche le plus du type romain, et le vieux principe romain
d'expropriation a été systématiquement mis en oeuvre par les Allemands en
Pologne. Mais ce sont là des exceptions et non la règle.
Une
fois le territoire occupé et la conquête assurée, les nations modernes se sont
heurtées à une difficulté qu'elles n'ont pas pu surmonter comme les Romains
l'avaient fait : la difficulté de déraciner la culture indigène et, avec elle,
le sentiment de séparatisme indigène. Tous ces empires ont commencé par avoir
l'idée d'imposer leur culture avec leur drapeau, d'abord par simple intérêt de
conquérant et comme un complément nécessaire au fait de la domination
politique, pour donner plus de sécurité à sa permanence, mais ensuite, quelque
peu pharisaïquement, avec l'intention consciente de conférer aux races "inférieures"
le bénéfice de la civilisation. On ne peut pas dire que cette tentative ait
nulle part été très heureuse. C'est ce que l'on a tenté en Irlande avec une
impitoyable perfection, mais, bien que la langue irlandaise eût été proscrite,
sauf dans les landes du Connaught, et que tous les signes distinctifs de la vieille
culture irlandaise eussent disparu, la nationalité persécutée s'est accrochée
à tous les moyens de distinction possibles, si petits fussent-ils : sa religion
catholique, sa race et son caractère national celtes — même en s'anglicisant,
elle a refusé de devenir anglaise. Le retrait ou le simple relâchement de la pression
étrangère, a amené un violent retour en arrière et un essai pour ressusciter la
langue gaélique, reconstituer le vieil esprit et la culture celtiques. Les
Allemands n'ont pas réussi à prussianiser la Pologne, ni même les Alsaciens,
bien que ces derniers leur fussent apparentés et parlassent la même langue. Les
Finnois sont restés irréductiblement finlandais en Russie. La bénigne méthode
autrichienne a laissé les Polonais d'Autriche aussi polonais que leurs frères
opprimés de la Posnanie allemande. Par suite, les esprits ont commencé à sentir
de plus en plus la futilité de cette tentative et la nécessité de laisser libre
l'âme de la nation sujette, en bornant l'action de l'État souverain à la mise
en vigueur de nouvelles conditions administratives et économiques, avec
quelques changements sociaux et culturels dans la mesure où ils pouvaient être
acceptés librement et s'instaurer par l'éducation et la force des
circonstances.
À la
vérité, les Allemands, qui étaient nouveaux et inexpérimentés dans les
méthodes impériales, se sont accrochés à la vieille idée romaine d'assimilation
et ils ont tenté de l'appliquer par des moyens à la fois romains et non
romains. Ils ont même eu tendance à remonter plus loin que les César de jadis,
jusqu'aux méthodes d'expulsion et de massacre pratiquées par les Juifs en
terre de Chanaan et les Saxons dans l'Est de la Grande-Bretagne. Mais comme,
après tout, ils étaient modernisés et avaient un certain sens des avantages et
des nécessités économiques, ils n'ont pas pu pratiquer à fond cette politique,
du moins en temps de paix. Pourtant, ils ont insisté sur la vieille méthode
romaine, ils ont cherché à substituer à la langue et à la culture indigènes,
celles de l'Allemagne et, quand une pression pacifique n'y suffisait pas, ils
ont essayé par la force. Pareille tentative est vouée à l'échec; au lieu
d'amener l'unité psychologique qui est son but, elle réussit seulement à accentuer
l'esprit national et à implanter une haine enracinée et invincible, dangereuse
pour l'empire, qui peut même le détruire si les éléments contraires ne sont
pas trop rares ni trop faibles. Or, s'il est impossible d'oblitérer en Europe
des cultures hétérogènes dont les différences n'expriment que les variantes
d'un type commun et où les éléments à dompter sont petits et faibles, il n'en
est évidemment pas question pour les empires qui doivent faire face aux grandes
masses asiatiques et africaines enracinées depuis des siècles dans une culture
nationale ancienne et bien formée. Si une unité pychologique doit être créée,
elle le sera par d'autres moyens.
Le
choc des différentes cultures ne s'est pas atténué mais plutôt accentué dans
les conditions du monde moderne. Pourtant, la nature du choc, les fins
auxquelles il tend, les moyens d'atteindre le plus sûrement ces fins, ont
profondément changé. La terre, est maintenant en passe d'enfanter une
civilisation unique, vaste, flexible, commune à l'espèce humaine tout entière,
. où chaque culture moderne et ancienne fournira sa contribution, où chaque
agrégat humain clairement défini apportera un élément de variation nécessaire.
Dans la poursuite de ce but, il y aura nécessairement une certaine lutte pour
la vie. Sera le plus apte à survivre, tout ce qui servira le mieux les tendances
voulues par la Nature dans l'humanité, non seulement celles du moment, mais
celles qui ressusciteront du passé et celles encore informes de l'avenir.
Survivra également, tout ce qui pourra le plus efficacement aider les forces de
libération et de synthèse, tout ce qui tendra le mieux à adapter et à ajuster,
à révéler le sens caché des efforts de la Grande Mère. Mais dans cette lutte,
la violence militaire et les pressions politiques n'aident pas au succès, bien
au contraire. Bonne ou mauvaise, la culture allemande faisait de rapides
conquêtes à travers le monde avant que les dirigeants de l'Allemagne fussent
assez malavisés pour éveiller par la violence armée, la force latente des
idéaux opposés. Même maintenant, l'essentiel de cette culture — l'idée d'État
et l'organisation étatique de la vie de la. communauté, conceptions communes à
l'impérialisme et au socialisme allemands - a beaucoup plus de chances de réussir
par la défaite de l'impérialisme allemand dans la guerre que par sa victoire
dans une lutte brutale.
Ce
changement de mouvement et d'orientation des tendances mondiales suggère une
loi d'échanges mutuels et d'adaptation; elle annonce l'émergence d'une nouvelle
naissance au point de rencontre de ces nombreux éléments disparates. Seuls,
parmi ces agrégats impériaux, ont des chances de réussir et finalement de
durer, ceux qui reconnaissent la loi nouvelle et y adaptent leur organisation.
Il est vrai que les forces contraires peuvent remporter des victoires
immédiates et faire violence à la loi ; mais l'histoire a montré à maintes
reprises que pareil succès du présent se paye de tout l'avenir de la nation. Le
développement des communications et l'élargissement des connaissances avaient
déjà commencé à faire reconnaître la vérité nouvelle. On avait commencé à
admettre la juste valeur des variations, et les vieilles prétentions arrogantes
de telle ou telle culture à s'imposer et à écraser toutes les autres, étaient
en train de perdre de leur force et de leur morgue, quand, soudain, la vieille
croyance périmée a bondi, armée du glaive allemand, pour s'affirmer avant de
mourir, si elle le pouvait. Le seul résultat a été de donner une force accrue
et une place honorable à la vérité qu'elle voulait nier. L'importance des
petites nations — Belgique, Serbie — comme unités culturelles dans l'ensemble
européen, a même été élevée à la hauteur d'un dogme, ou peu s'en faut. La
reconnaissance de la valeur des cultures asiatiques, autrefois confinée aux
penseurs, érudits et artistes, s'est maintenant répandue dans la mentalité populaire
avec les camaraderies de champ de bataille. La théorie des races
"inférieures" (l'infériorité ou la supériorité se mesurant d'après
notre propre forme de culture) a reçu ce qui pourrait bien être le coup de
grâce. La semence d'un nouvel ordre de choses s'est rapidement répandue dans la
mentalité consciente de l'espèce.
Dans
cette phase nouvelle, le choc des cultures se révèle plus clairement au point
où l'Européen et l'Asiatique se rencontrent. La culture française en Afrique
du Nord, la culture anglaise en Inde, cessent aussitôt d'être française ou
anglaise et deviennent simplement la civilisation commune de l'Europe devant la
civilisation asiatique. Il ne s'agit plus d'une domination impériale
s'appliquant à consolider ses positions par voie d'assimilation, mais d'une
discussion de continent à continent. Le mobile politique sombre dans
l'insignifiance, l'intérêt mondial prend sa place. Et dans cette confrontation,
il n'est plus question d'une civilisation européenne sûre d'elle-même qui offre
sa lumière et ses bienfaits à une Asie serai-barbare, laquelle accepte avec
reconnaissance une transformation bénéfique. Même le malléable Japon, une fois
passé le premier enthousiasme, a conservé tout ce qui était fondamental dans sa
culture; partout ailleurs, le flot européen s'est heurté à l'opposition d'une
force et d'une voix intérieures qui criaient halte-là à son élan victorieux* .
En dépit de certaines interrogations et de certains scrupules, l'Orient dans
son ensemble consent (et s'il ne consent pas, s'y trouve forcé par les
circonstances et par la tendance générale de l'humanité) à accepter les
éléments réellement valables de la culture européenne moderne : sa science, sa
curiosité, son idéal d'éducation et de relèvement universels, son abolition des
privilèges, sa tendance démocratique élargissante et libéralisante, son
instinct de liberté et d'égalité, son appel à la démolition des formes étroites
et oppressives, son besoin d'air, d'espace, de lumière. Mais passé un certain
point, l'Orient refuse d'aller plus loin, et ce point coïncide justement avec
les données les plus profondes et les plus essentielles pour l'avenir de
l'humanité : celles de l'âme et celles des profondeurs du mental et du
caractère. Ici encore, tout suggère, non pas un remplacement ou une conquête,
mais une compréhension et des échanges réciproques, une mutuelle adaptation,
une formation nouvelle.
La
vieille idée n'est pas tout à fait morte et ne mourra pas sans une dernière
lutte. Il se trouve encore des gens pour rêver d'une Inde christianisée et qui
pensent que la langue anglaise doit remplacer les langues indigènes, ou du
moins les dominer définitivement, que la condition préalable à toute égalité de
statut entre Européens et Asiatiques est l'adoption des formes et des manières
sociales européennes. Mais ceux-là appartiennent en esprit à une génération
passée, ils ne peuvent pas reconnaître les signes dé l'heure annonçant une ère
nouvelle. Le christianisme, par exemple, n'a réussi que là où il pouvait
mettre en pratiqué, ses quelques traits manifestement supérieurs: son empressement
à se pencher pour relever les déchus et les opprimés (tandis que l'hindou,
enfermé dans le monde des castes, se refusait à toucher ou à secourir) et sa grande
promptitude , soulager dans le besoin ; en un mot, la compassion active la bienfaisance qu'il a héritées de son père le
bouddhisme. Là où il n'a pas pu
utiliser ce levier, il a totalement échoue, et ce levier même, il peut
facilement le perdre, car l'âme de l'Inde, réveillée par le nouveau choc, commence
à retrouver ses tendances perdues. Les formes sociales du passé sont en train
de changer partout où elles ne s'accordent plus aux conditions et aux idées
politiques et économiques nouvelles, partout où elles sont incompatibles avec un
grandissant besoin de liberté et d'égalité ; mais tous les signes indiquent que
c'est essentiellement une nouvelle société asiatique, élargie et libéralisée,
qui émergera de ce travail d'enfantement. Les signes sont partout les mêmes,
partout les forces travaillent dans le même sens. Ni la France ni l'Angleterre
n'ont le pouvoir de détruire et de remplacer la culture islamique en Afrique ou
la culture indienne en Inde; et d'ailleurs, rapidement ou lentement, elles en
perdent le goût. Tout ce qu'elles peuvent faire, c'est de donner le meilleur
d'elles-mêmes afin qu'il soit assimilé suivant les besoins et l'esprit intérieur
des vieilles nations.
Il était nécessaire de s'étendre sur cette
question, car elle est vitale pour l'avenir de l'impérialisme. Le remplacement
de la culture locale par une culture impériale, et autant que possible de la
langue locale par celle du conquérant, était essentiel à la vieille théorie
impériale; mais à partir du moment où ce n'est plus possible et où le désir
même de cette substitution est répudié comme impraticable, le vieux modèle
romain d'empire perd toute valeur pour la solution de notre problème. La leçon romaine
laisse quelque chose de valable, en particulier les grands traits
caractéristiques qui font l'essence de l'impérialisme et qui donnent un sens à
l'empire ; mais un nouveau modèle est exigé. Ce nouveau modèle commence déjà à
se façonner conformément aux besoins de l'époque; c'est celui d'un empire
fédéral, ou encore d'un empire confédéré. Le problème que nous devons examiner
se ramène donc à cette question : est-il possible de créer un empire fédéral
solide et de vaste étendue qui soit composé de races ou de cultures hétérogènes
? Et en admettant que l'avenir aille en ce sens, comment pareil empire, si
artificiel en apparence, peut-il se souder pour devenir une unité naturelle et
psychologique ?
*Il
s'est produit une recrudescence du mouvement d'européanisation en Turquie et en
Chine, renforcé par l'influence de la Russie bolchevique. Partout où il y a une
orthodoxie retardataire à surmonter, cette réaction se produira probablement,
mais seulement comme une phase passagère. (Note de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo, L’IDÉAL DE
L’UNITÉ HUMAINE,
Chp VI - Méthodes
d'empire anciennes et modernes (extrait)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire