Il est utile
de s'étendre un peu sur l'aide apportée au processus de formation nationale par la domination étrangère, et
de voir comment elle opère. L'histoire
abonde en illustrations. Mais il est des
cas où le phénomène de domination étrangère est momentané et imparfait; d'autres où il est très
durable et complet ; d'autres enfin où il se répète sous des
formes souvent variées. Dans quelques cas,
l'élément étranger est rejeté une fois passée son utilité ; en d'autres,
il est absorbé ; en d'autres encore, il est accepté comme une caste dirigeante
après une assimilation plus ou moins complète et pendant une longue ou brève période. Le principe reste le même, mais il
est diversement appliqué par la Nature suivant les besoins du cas
particulier. Aucune des nations modernes en
Europe n'a pu échapper à une phase
plus ou moins prolongée, plus ou moins complète, de domination étrangère afin de réaliser sa nationalité. En Russie
et en Angleterre, la race conquérante étrangère est rapidement devenue la caste
dirigeante, finalement assimilée et absorbée;
en Espagne, ce fut la succession des Romains, des Goths et des Maures ; en Italie, la souveraineté
des Autrichiens ; dans les Balkans*, la longue suzeraineté des Turcs ; en Allemagne, le joug passager de Napoléon. Mais dans
tous les cas, l'essentiel était le choc ou la pression qui éveillait la
vague entité psychologique à
la nécessité de s'organiser du dedans, ou
qui écrasait et décourageait, ou privait de pouvoir, de vitalité et de
réalité, les facteurs de désunion les plus obstinés. Dans certains cas même, un changement complet de
nom, de culture et de civilisation a
été nécessaire ainsi qu'une modification
plus ou moins profonde de la race. C'est ce qui s'est produit notamment pour la formation de la
nationalité française. L'ancien
peuple gaulois, en dépit, et peut-être à cause, de sa civilisation druidique et de sa grandeur première, fut incapable
de s'organiser en une unité politique solide; plus incapable même que la Grèce antique ou que les vieux royaumes et républiques de l'Inde. Il a fallu L'autorité
romaine et la culture latine, la
surimposition d'une caste dirigeante teutonique, et finalement le choc de la conquête anglaise temporaire et partielle, pour fonder l'unité sans pareille de la
France moderne. Pourtant, bien que le nom, la civilisation et tout le
reste semblent avoir changé, la nation
française d'aujourd'hui est encore et
reste toujours la vieille nation gauloise semée d'anciens éléments basques,
gaéliques, armoricains et autres, qui ont été modifiés par le mélange
des Francs et des Latins.
Ainsi, la nation
est une entité psychologique persistante que la Nature s'est activement occupée à développer à travers
le monde sous les formes les plus variées et qu'elle a éduquée à
devenir une unité physique et politique.
L'unité politique n'est pas le facteur
essentiel; elle peut ne pas exister encore, et pourtant la nation
persiste et s'achemine inévitablement vers sa réalisation
; elle peut être détruite, et pourtant la nation persévère, peine et souffre, mais refuse d'être
annihilée. Dans le passé, la nation
n'était pas toujours une entité réelle et vivante ; les groupements vivants étaient la tribu, le clan,
la commune, les provinces. Les entités
qui en voulant réaliser l'évolution nationale,
ont détruit les anciens groupements vivants sans parvenir à une
nationalité vitale, ont disparu dès que l'unité artificielle ou politique a été
brisée. Mais à l'heure actuelle, la nation
apparaît comme la seule entité collective vivante de l'humanité, en laquelle toutes les autres doivent
se fondre ou se subordonner. Même les
vieilles entités persistantes, raciales ou culturelles, sont
impuissantes devant elle. Les Catalans en Espagne, les Bretons, les Provençaux
et les Alsaciens en France, les Gallois en Angleterre, peuvent chérir les
signes de leur existence séparée, mais
l'attraction de l'unité vivante plus grande qu'est la nation (espagnole,
française ou britannique) est trop puissante
pour être entamée par ces persistances. Dans les temps modernes, la nation est pratiquement indestructible, à moins qu'elle ne meure du dedans. La Pologne, mise
en pièces et écrasée sous la botte de
trois puissants empires, a cessé d'exister; la nation polonaise a
survécu et une fois de plus s'est reconstituée.
L'Alsace, après quarante ans de joug allemand, est restée fidèle à sa nationalité française en dépit de ses affinités
de race et de langage avec le conquérant. Tous les efforts modernes pour détruire par la force ou morceler une
nation, sont insensés et futiles,
parce qu'ils refusent de reconnaître la
loi de l'évolution naturelle. Les empires sont encore des entités politiques périssables; la nation est
immortelle. Et elle le restera jusqu'à
ce qu'une entité vivante plus grande soit découverte où l'idée de nation
pourra se fondre en vertu d'une attraction supérieure.
Dès lors, on peut
se demander si l'empire n'est pas justement cette entité prédestinée en voie d'évolution. Le
simple fait qu'à l'heure actuelle, l'unité vitale ne soit pas
l'empire mais la nation, ne peut être un
obstacle à quelque renversement futur des relations. Évidemment, pour
qu'elles puissent être renversées, l'empire
doit cesser d'être une simple entité politique et devenir une entité psychologique. Mais dans l'évolution des nations, il est des exemples où l'unité
politique a précédé l'unité psychologique, et est devenue la base de
l'unité psychologique, comme pour l'union de
l'Écosse, de l'Angleterre et du pays
de Galles, qui formèrent la nation britannique. Il n'existe pas de raison insurmontable qu'une évolution similaire ne puisse pas se produire à une échelle plus
grande et qu'une unité impériale ne
vienne se substituer à l'unité nationale. La Nature travaille depuis
longtemps à l'enfantement du groupement
impérial; elle a longtemps cherché de tous côtés à lui donner une force de
permanence plus grande, et il ne serait pas irrationnel de penser que l'émergence sur toute la terre d'un idéal impérial conscient et ses efforts encore
grossiers, violents et maladroits
pour se substituer à l'idéal national, soient
le signe précurseur d'un de ces bonds, d'une de ces transitions rapides par lesquelles si souvent la
Nature accomplit ce qu'elle avait
longuement préparé d'une façon graduelle et empirique. Telle est donc la possibilité qu'il nous faut maintenant
examiner avant d'étudier le phénomène établi de la nationalité par rapport à
l'idéal de l'unité humaine. Deux conceptions
différentes, et par conséquent deux possibilités différentes, ont été brusquement précipitées en
mouvement par le conflit européen :
d'une part, une fédération de nations libres ; de l'autre, le partage de la terre entre un petit nombre de grands
empires ou d'hégémonies impériales. Une combinaison pratique de ces deux idées est devenue la possibilité la plus tangible du proche avenir. Il est nécessaire de
s'arrêter un moment et de considérer
si l'un des éléments de la combinaison
possible étant déjà une unité vivante, l'autre ne pourrait pas, dans
certaines conditions, être aussi converti en une unité vivante afin que la
combinaison, si elle se réalise, devienne le fondement
d'un ordre nouveau et durable. Sinon, ce ne serait encore qu'un
expédient provisoire sans aucune possibilité de permanence stable.
*Ici, ce n'était
pas un peuple unique qu'il fallait unifier, mais plusieurs peuples séparés, dont chacun devait recouvrer son indépendance séparée
ou, dans certains cas, former une coalition de peuples
apparentés. (Note
de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo
, L'Idéal de l'unité humaine, Première partie
CHAPITRE V
Nation et empire :
unités réelles et unités politiques
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire