Le problème de l'unification de l'humanité se ramène à
deux difficultés distinctes. D'une part, il est douteux que les égoïsmes collectifs déjà créés au cours de l'évolution
naturelle de l'humanité puissent à l'heure actuelle être suffisamment atténués ou abolis et qu'une unité
même extérieure puisse fermement
s'établir sous une forme effective. D'autre
part, même si pareille unité extérieure pouvait s'établir, il est également douteux qu'elle puisse se
faire sans être payée du double écrasement de la liberté de vie de l'individu et de la liberté de jeu des diverses unités
collectives déjà créées où existe une
vie réelle et active, et sans substituer à celles-ci, une organisation d'État qui mécaniserait
l'existence humaine. Outre ces deux incertitudes, il en est une
troisième. Une unité vraiment vivante
peut-elle s'accomplir par une simple unification économique, politique et administrative ? Ne devrait-elle pas être précédée, au moins, d'un solide
commencement d'unité morale et
spirituelle ? Pour suivre l'ordre logique, c'est la première question
qu'il faut traiter en premier.
Au stade actuel du progrès humain, la nation
représente la principale unité collective vivante de l'humanité. Des empires existent, mais ce sont encore des unités
politiques et non des unités réelles ;
leur vie ne vient pas du dedans et ils doivent leur persistance à une force
imposée à leurs éléments constituants,
ou à quelque commodité politique ressentie ou consentie par leurs
éléments constituants et favorisée par le monde extérieur. Pendant longtemps, l'Autriche était l'exemple classique de ce genre d'empire ; c'était une commodité
politique favorisée par le monde extérieur, consentie jusqu'à une époque
récente par ses éléments constituants, et
soutenue par la force d'un élément central, germanique, qui s'incarnait
en la dynastie des Habsbourg,
et auquel s'est ajouté depuis peu l'aide active de son partenaire magyar. Si la commodité politique d'un empire de ce genre disparaît, si les éléments
constituants lui retirent leur consentement et sont
entraînés par une force centrifuge plus
puissante, et si, en même temps, le monde extérieur ne favorise plus la combinaison, alors la force reste l'unique
agent d'une unité artificielle. En fait, une nouvelle commodité politique avait surgi, à laquelle l'existence de l'Empire
autrichien était utile, même quand il souffrait déjà de cette tendance
dissolvante, mais cette "commodité" était l'idée germanique, qui était très incommode pour le reste de
l'Europe, et en la servant, l'Autriche s'est privée du consentement
d'importants éléments constituants qui se
sont sentis attirés par d'autres
combinaisons en dehors de la formule autrichienne. Dès lors, l'existence
de l'Empire autrichien était en péril et ne reposait
plus sur une nécessité intérieure mais, en premier lieu, sur la
puissance de l'association austro-hongroise qui pouvait écraser les nations slaves de l'intérieur, et, en second lieu, sur la
puissance et la domination persistante de l'Allemagne et de l'idée germanique en Europe; autrement dit, sur la
seule force. Il est vrai qu'en
Autriche, la faiblesse d'une unité de forme impériale était
singulièrement évidente et ses conditions particulièrement outrées, mais il n'en reste pas moins que ces conditions sont les mêmes pour tous les empires qui ne
sont pas en même temps des unités
nationales. Il n'y a pas si longtemps, la
plupart des penseurs politiques sentaient fortement la possibilité d'une dissolution automatique de l'Empire
britannique par un détachement
spontané des colonies, en dépit des liens étroits de race, de langue et d'origine qui auraient dû les lier à la
mère patrie. Et ceci, parce que la commodité politique d'une unité impériale,
bien qu'elle fût avantageuse pour les colonies, n'était pas suffisamment appréciée et qu'en outre, il n'existait pas
de principe vivant d'unité nationale. Les Australiens et les Canadiens
commençaient à se considérer comme de nouvelles nations séparées bien plus que comme des membres d'une nationalité britannique élargie. Sur ces deux
points, les choses ont maintenant changé ; une formule, plus
large a été découverte [1], et, pour le moment, l'Empire britannique est
relativement plus fort.
Cependant, pourquoi, peut-on se demander faire cette distinction entre une unité politique et une unité
réelle quand le nom, le mode et
la forme sont les mêmes ? La distinction s'impose parce
qu'elle est de la plus grande utilité pour une science politique vraie et profonde, et qu'elle entraîne des conséquences de la plus grande importance. Quand un
empire comme l'Autriche, qui était un
empire non national, est démembré, il périt pour de bon ; il ne tend pas
spontanément à recouvrer une unité extérieure, parce qu'il n'avait pas d'unité
intérieure réelle : c'était seulement un agrégat politiquement fabriqué. Par contre, une unité nationale réelle,
même si elle est brisée par les circonstances, gardera toujours tendance
à recouvrer et à réaffirmer son unité. L'Empire grec a fini comme tous les empires, mais la nation grecque, après de
nombreux siècles d'inexistence
politique, possède à nouveau un corps qui lui est propre, parce qu'elle avait conservé son ego distinct, et donc qu'elle existait réellement sous la domination
turque qui le recouvrait. Il en a été
de même de toutes les races soumises au joug turc, car cette
puissante suzeraineté, si dure à certains égards,
n'a jamais essayé de détruire les caractères nationaux ni d'y substituer une nationalité ottomane. Ces
nations ont ressuscité et se sont
reconstituées, ou essayent de se reconstituer, dans la mesure où elles ont conservé leur vrai sens national. L'idée nationale serbe a cherché à regagner, et a
regagné, tous les territoires serbes
ou de prédominance serbe. La Grèce essaye de se reconstituer sur le
continent et dans ses îles, ses colonies
asiatiques, mais elle ne peut plus reconstituer maintenant l'ancienne Grèce puisque même la Thrace est
bulgare plutôt qu'hellénique. L'Italie
est redevenue une unité extérieure
après tant de siècles parce qu'elle n'avait jamais cessé d'être un seul
peuple, même quand elle n'était plus un État.
Cette vérité de l'unité réelle est
si forte que même les nations qui, dans le passé, n'avaient jamais réalisé leur
unification extérieure — des nations
auxquelles le Destin, les circonstances et leur propre tempérament étaient contraires, des nations pleines
de forces centrifuges et aisément subjuguées par des invasions étrangères — ont toujours nourri en même temps une force centripète qui, inévitablement, les
poussait à une unité organisée. La Grèce ancienne s'accrochait à ses
tendances séparatistes, à ses cités et ses États régionaux indépendants, ses petites autonomies en détestation mutuelle; mais la
force centripète restait toujours là, se manifestant par des ligues, des
associations d'États, des suzerainetés comme
celles de Sparte et d'Athènes.
Finalement, elle s'est retrouvée elle-même, d'abord imparfaitement et
temporairement sous la domination macédonienne, puis en des circonstances assez
étranges par la transformation du monde
romain oriental en un Empire grec et
byzantin, puis encore une fois elle s'est remise à vivre dans la Grèce
moderne. De nos jours, nous avons vu l'Allemagne, constamment désunie depuis
les temps anciens, retrouver finalement et
pousser à de sinistres conclusions son sens inné de l'unité, qui s'est
formidablement incarné dans l'Empire des Hohenzollern
et a persisté jusqu'après la chute de celui-ci en une République fédérale. Il ne serait pas
surprenant, non plus, pour ceux qui
étudient l'action des forces sans s'arrêter au seul cours des
circonstances extérieures, que l'un des résultats encore lointains de la guerre [2] soit le fusionnement du seul élément
germanique encore laissé en dehors, l'élément austro-allemand, au sein du bloc germanique, bien que, peut-être, sous
une forme qui ne sera pas nécessairement celle de l'hégémonie prussienne ni de
l'Empire des Hohenzollern [3]. Ces deux exemples historiques,
comme tant d'autres (l'unification de l'Angleterre
saxonne, celle de la France médiévale, la formation des États-Unis d'Amérique), montrent qu'il existait une unité
réelle, une entité psychologique distincte, qui tendait inévitablement à une
unification extérieure, d'abord d'une façon ignorante
sous la pression subconsciente de son être, puis par un éveil soudain,
ou graduel, du sens de l'unité politique. C'est l'âme distincte du groupe qui est poussée par une nécessité intérieure
et se sert des circonstances extérieures pour se constituer en un corps organisé.
Mais l'exemple le plus frappant de l'histoire
est l'évolution de l'Inde. Nulle
part ailleurs les forces centrifuges n'ont été si fortes, nombreuses, complexes, obstinées. Le temps qu'a pris l'évolution a été simplement prodigieux et les
désastreuses vicissitudes à travers
lesquelles elle a dû s'édifier, furent effroyables. Et cependant, à travers tout, l'inévitable tendance a agi
constamment, opiniâtrement, avec cette obstination pesante, obscure, indomptable, acharnée, qui est celle de la
Nature quand ses desseins instinctifs
sont contrecarrés par l'homme ; et finalement, après une lutte qui a
duré des millénaires, elle a triomphé. Et
comme il arrive d'habitude quand la Nature est ainsi contrariée par son propre matériau mental et humain, ce sont
les circonstances les plus adverses que l'ouvrière subconsciente transforme en ses instruments les plus
heureux. Les débuts de la tendance
centripète en Inde remontent aux temps les
plus anciens rapportés par la chronique et sont typiquement représentés par l'idéal du saturât ou
du chakravartî râdiâ et par
l'utilisation militaire et politique des sacrifices ashvamédha
et râdjasoûya [4] . Les deux grandes épopées nationales [5] pourraient presque avoir été
écrites pour illustrer ce thème, car l'une raconte l'établissement d'un dharmarâdjya
unificateur, ou règne impérial de
justice, et l'autre commence par la description idéalisée d'un empire de ce
genre qui aurait existé autrefois dans
l'ancien passé sacré du pays. L'histoire politique de l'Inde est faite d'une succession d'empires
indigènes et étrangers, chacun détruit
par des forces centrifuges, mais chacun amenant la tendance centripète
plus près de son émergence triomphante. Et il est significatif que plus la
domination était étrangère, plus grande
était la force d'unification du peuple asservi.
C'est là, toujours, un signe certain que l'entité nationale essentielle
est déjà vivante et qu'une vitalité nationale indissoluble existe, rendant
inévitable l'émergence de la nation organisée.
Dans le cas particulier de l'Inde, nous constatons qu'il a fallu plus de
deux mille ans pour convertir cette unité psychologique, base de la
nationalité, en une unité extérieure organisée
capable de l'incarner parfaitement, et elle n'est pas encore complète [6]. Et cependant, l'essentiel étant là, ni les retards et les difficultés les plus formidables, ni la plus opiniâtre
incapacité d'union dans le peuple, ni les chocs les plus désintégrateurs venus du dehors, ne peuvent prévaloir
contre l'obstination de la nécessité subconsciente. Ceci n'est que
l'illustration extrême d'une loi générale.
[1] La
formation du Commonwealth. (Note de l'éditeur)
[2] (1914-1918)
[3] Cette
possibilité s'est réalisée pendant un temps [avec Hitler], mais par des moyens et en des circonstances qui ont rendu
inévitables le réveil du sentiment national autrichien et de son
existence nationale distincte. (Note de Sri Aurobindo)
[4] Il semble qu'il
y ait eu un culte du "monarque universel" (chakravartî râdjâ) dans
l'Inde ancienne. Le symbole de la roue (chakra), dont tous
les rayons sont joints au centre, se
retrouve dans les Védas : "La roue du Soleil de Vérité" (ekam
chakram) qui s'étendait sur toute la terre, avec, au centre, un monarque
solaire. L'ancien sacrifice ashvamédha fut politiquement et militairement utilisé par de puissants rois de l'Inde
ancienne. Il consistait à lâcher
pendant un an un cheval dûment consacré, et toutes les terres parcourues par ce cheval tombaient sous l'autorité du
roi, à moins qu'un autre roi plus
puissant ne pût s'opposer à cette expansion. Ainsi, peu à peu, le royaume s'étendait dans toutes les directions et le
roi était consacré empereur (samrât) par le sacrifice du râdjasoûya.
(Note de l'éditeur)
[6] Mais il faut se
souvenir que la France, l'Allemagne et l'Italie moderne ont pris chacune un ou deux milliers d'années, et
plus, pour se former et établir une unité solide. (Note de Sri
Aurobindo)
Sri Aurobindo
, L'Idéal de l'unité humaine, Première partie
CHAPITRE V
Nation et empire :
unités réelles et unités politiques
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