L'évolution sociale de l'espèce humaine s'effectue nécessairement par le jeu des relations de trois facteurs
constants : les individus, les diverses sortes
de communautés, et l'humanité. Chacun cherche son
accomplissement et sa satisfaction propres, et pourtant, chacun est contraint
de se développer en fonction des autres et
non indépendamment. Le premier but naturel
de l'individu doit être sa croissance et sa plénitude intérieures, puis
l'expression de cette vie intérieure dans sa vie extérieure ; mais il ne peut y parvenir que par ses relations avec
d'autres individus et avec les diverses communautés auxquelles il appartient —
religieuses, sociales, culturelles ou politiques — et aussi avec les idées et
le besoin de l'humanité dans son ensemble. La communauté aussi doit chercher
son propre accomplissement, et pourtant, quelle que soit la force de sa conscience commune et de son organisation
collective, elle ne peut croître que
par ses membres, sous la pression de circonstances créées par son entourage et selon les conditions imposées
par ses relations avec les autres communautés ou les autres individus et l'humanité en général. Pour le
moment, l'humanité dans son ensemble n'a pas de vie commune
consciemment organisée ; elle possède
seulement une organisation rudimentaire qui est bien plus déterminée
par les circonstances que par l'intelligence
et la volonté humaines. Et cependant, l'idée et le fait de notre existence humaine commune, de notre
nature et de notre destinée communes,
ont toujours exercé une puissante influence sur la pensée et l'action
des hommes. L'une des principales
préoccupations de l'éthique et de la religion a été les obligations de
l'homme envers l'humanité. La pression des grands
mouvements et des grandes fluctuations de l'espèce humaine s'est toujours fait sentir sur la destinée
de ses communautés séparées, et inversement, ces communautés séparées,
sociales, culturelles, politiques et religieuses, n'ont pas cessé de faire pression pour s'étendre et, si possible,
englober la totalité de l'espèce. En
admettant que l'humanité tout entière parvienne à une vie commune
organisée et cherche un accomplissement commun
et une satisfaction commune, ce ne pourrait être que par une relation du tout et des parties et à l'aide
de l'expansion de la vie des individus humains et des communautés
séparées, puisque c'est leur progrès qui
détermine l'élargissement de la vie de l'espèce.
La Nature
oeuvre toujours par ces trois facteurs et nul d'entre eux ne peut être supprimé. Son point de départ est la manifestation visible de l'unité et de la
multiplicité, de la totalité et de
ses éléments constitutifs, puis elle crée les unités intermédiaires entre les deux extrêmes, car, sans elles, il
ne peut pas y avoir de développement complet, ni pour la totalité ni
pour les éléments. Dans les formes vivantes,
de même, elle crée toujours trois
facteurs : genre, espèce et individu. Mais tandis que dans la vie
animale, elle se contente de séparations rigides et de groupements sommaires, dans la vie humaine elle s'efforce au contraire de déborder les divisions qu'elle a
créées et de mener l'espèce tout
entière au sens de l'unité et à la réalisation de l'unité. Les communautés humaines ne se sont pas tant formées par un attroupement instinctif d'individus
du même genre ou de la même espèce,
que par des associations locales, des
communautés d'intérêts et des communautés d'idées ; et les limites ainsi établies ont toujours tendance à
être débordées par l'élargissement des
pensées et des sympathies humaines nées
du mélange grandissant des races, des nations, des intérêts, des idées
et des cultures. Toutefois, si leur séparatisme est débordé, les limites ne sont pas en fait abolies, car elles reposent
sur un principe essentiel de la Nature : la diversité dans l'unité. Par conséquent, il semblerait que l'idéal
ou le but ultime de la Nature fût de
développer chaque individu et tous les individus
au maximum de leur capacité, chaque communauté et toutes les communautés au maximum d'expression de la diversité
d'existence et de la potentialité que leurs différences étaient destinées à
exprimer, puis de façonner la vie unifiée de l'humanité au maximum de sa
capacité et de sa satisfaction communes, non
pas en étouffant la plénitude de la vie individuelle ni de la petite collectivité, mais en tirant tout l'avantage possible de la diversité qu'elles ont créée.
Ceci semblerait le moyen le plus sain
d'accroître la richesse totale de l'humanité en versant les richesses humaines dans 'un fonds commun de
possession et de jouissance.
Le progrès unifié de l'humanité s'opérerait donc par un principe général d'échanges et d'assimilation entre
individus, puis entre individus et
communautés et d'une communauté à l'autre, enfin
entre la petite collectivité et la totalité de l'humanité, entre la conscience et la vie communes de l'humanité
et les diverses communautés et individus constitutifs qui s'y
développent librement. En fait, bien que
ces échanges soient ce que la Nature
s'ingénie d'ores et déjà à créer dans une certaine mesure, la vie est fort loin d'être gouvernée par
ce principe de libre et harmonieuse mutualité. Au lieu d'échanges libres
et fructueux, c'est une lutte, une opposition d'idées, d'impulsions et d'instincts, chacun tentant de s'enrichir aux
dépens de l'autre par toutes sortes
de guerres, de vols et de brigandages sur tous les plans — intellectuel,
vital et physique —, ou même par la suppression pure et simple, la déglutition
et la digestion du semblable. C'est un
aspect de la vie que, dans sa pensée et son aspiration les plus hautes,
l'humanité sait qu'elle doit dépasser. Mais,
ou bien elle n'en a pas encore trouvé le vrai moyen, ou bien elle n'a pas eu la force de l'appliquer.
Au lieu du vrai moyen, elle tente maintenant d'éliminer les conflits et
les troubles de croissance par une étroite subordination ou un asservissement de la vie de l'individu à celle de
la communauté, et de même, logiquement, elle sera amenée à tenter
d'éliminer les conflits entre communautés par une étroite subordination ou un
asservissement de la vie de la communauté à celle de l'espèce humaine unie et
organisée. Pour se débarrasser du désordre,
des luttes et du gaspillage, on supprime la liberté ; pour se débarrasser du séparatisme et des complexités
discordantes, on supprime la diversité ; en poussant à la réglementation et à
l'enrégimentation, l'arbitraire rigidité de la raison intellectuelle cherche à
substituer sa ligne droite aux courbes difficiles du processus de la Nature.
Mais la
liberté est aussi nécessaire à la vie que ne le sont les lois et un régime ; la
diversité est aussi nécessaire que l'unité à notre
véritable plénitude. L'existence n'est "une" que dans son essence
et sa totalité ; dans son jeu, elle est nécessairement multiforme. L'uniformité absolue équivaudrait à la cessation de
la vie, alors qu'au contraire la vigueur de la pulsation de la vie peut se
mesurer à la richesse des diversités qu'elle crée. Et pourtant, si la diversité
est essentielle à la puissance et à la fécondité de la vie, l'unité est
nécessaire à son ordre, à son aménagement,
sa stabilité. Nous devons créer l'unité, mais non nécessairement
l'uniformité. Si l'homme pouvait réaliser une unité spirituelle parfaite,
aucune uniformité d'aucune sorte ne serait
nécessaire, car le jeu le plus extrême de la diversité pourrait
s'exercer sans risque sur cette base. Ou encore, s'il pouvait réaliser une solide unité de principe, claire et bien saisie,
la plus riche diversité d'application, même illimitée, pourrait se faire sans
crainte de désordre, de confusion ni de conflit.
Parce qu'il est incapable de l'une et de l'autre, l'homme est toujours tenté de substituer l'uniformité à
l'unité réelle. Mais tandis que la puissance de vie dans l'homme exige
la diversité, sa raison favorise l'uniformité. Elle la préfère, parce que l'uniformité lui donne une forte et facile
illusion d'unité en guise de l'unité réelle, à laquelle il est beaucoup
plus difficile d'arriver. Elle la préfère aussi parce que l'uniformité facilite
la tâche, autrement difficile pour l'homme, d'établir la loi, l'ordre et l'enrégimentation. Elle la préfère enfin parce
que l'impulsion naturelle du mental humain est de faire de toute
diversité un peu forte, une excuse de conflit et de séparation, et, par suite,
l'uniformité lui semble le seul chemin sûr et facile de l'unification. En
outre, l'uniformité dans une direction ou dans un domaine quelconque de la
vie, aide l'homme à économiser ses énergies pour se développer en d'autres
directions. S'il peut normaliser son existence économique et échapper à ses problèmes
économiques, il aura probablement plus de loisir et d'espace pour s'occuper de
sa croissance intellectuelle et culturelle. Ou encore, s'il normalise toute
son existence sociale et écarte ses
problèmes plus lointains, il aura probablement la paix et la liberté d'esprit pour s'occuper plus
énergiquement de son développement spirituel. Mais même là, l'unité complexe de l'existence affirme sa vérité : en fin de
compte, la croissance intellectuelle et culturelle totale de l'humanité
souffre de l'immobilité sociale, elle souffre de toute restriction ou appauvrissement de sa vie économique ; l'existence
spirituelle de l'espèce, même si
elle touche de lointains sommets, finit par affaiblir sa richesse et ses
sources permanentes de vitalité lorsqu'elle dépend
d'une société trop normalisée et enrégimentée — l'inertie d'en bas
monte et touche même les sommets.
Du fait des défauts de notre mentalité, l'uniformité doit
jusqu'à un certain point être admise et
recherchée ; cependant, le vrai but de la Nature est une
unité réelle qui servira de base à une diversité féconde. Son secret est assez
clair si l'on voit comme elle insiste toujours sur une variété infinie, tout en
façonnant selon un unique plan général. Le plan du corps humain est unique,
pourtant il n'est pas deux êtres humains absolument
semblables dans leurs caractères physiques. La nature humaine est une
en ses composantes et ses grandes lignes, mais
il n'est pas deux êtres humains qui soient exactement semblables dans leur tempérament, leur caractère et
leur substance psychologique. Toute la vie est une en son plan et son principe essentiels ; même la plante est une soeur
visible de l'animal, et pourtant cette unité de vie admet et encourage
une infinie variété de types. La variation naturelle entre les communautés
humaines suit le même plan que celle des individus ; chacune engendre son caractère propre, son principe de variation
et sa loi naturelle. Cette variation et cette adhésion fondamentale à sa propre loi séparée, lui sont
nécessaires pour vivre, mais elles sont également nécessaires à la santé
de la vie totale de l'humanité. Car le
principe de variation n'empêche pas les libres échanges, il ne s'oppose
pas à l'enrichissement de chacun par le
fonds commun et du fonds commun par tous, principe idéal dé l'existence,
nous l'avons vu ; au contraire, sans solide
variation, ces échanges et cette assimilation mutuelle seraient hors de question. Par conséquent, nous constatons
que c'est dans l'harmonie de notre
unité et de notre diversité que se
trouve le secret de la vie ; la Nature insiste également, dans toutes ses oeuvres, sur l'unité et sur la
variété. Nous verrons qu'une unité
spirituelle et psychologique réelle peut admettre une libre diversité et se passer de toute uniformité, sauf un
minimum suffisant pour délimiter la communauté de nature et des principes essentiels. Tant que nous n'aurons
pas atteint à cette perfection, nous devrons appliquer la méthode de l'uniformité,
mais nous ne devons pas la surappliquer, au péril de décourager la vie aux
sources mêmes de sa puissance et de sa richesse et de son sain développement
naturel.
La querelle de la loi et de la liberté est du même ordre
et évolue vers la même solution. La
diversité ou la variation doit être une libre
variation. La Nature ne fabrique pas un modèle ni une règle pour l'imposer du dehors ; elle pousse la vie
à croître du dedans et à affirmer sa propre
loi naturelle et son propre développement naturel,
modifiés seulement par le commerce avec son milieu. Toute liberté, quelle
qu'elle soit, individuelle, nationale,
religieuse, sociale ou éthique, repose sur ce principe fondamental de
notre existence. Par liberté, nous entendons la possibilité de suivre la loi de
notre être, de croître jusqu'à notre
accomplissement naturel, de trouver naturellement et sans entrave notre
harmonie avec notre milieu. Les dangers et les désavantages de la liberté — le
désordre, les conflits, le gaspillage et la confusion qu'entraîne son usage abusif
— sont bien évidents. Mais ils tiennent à l'absence ou à l'insuffisance du sens
de l'unité entre individus et entre communautés,
qui pousse chacun à s'affirmer aux dépens des autres au lieu de croître à l'aide des autres et par
échanges mutuels, et à revendiquer la liberté pour lui-même tout en
empiétant sur le libre développement du
semblable. Si une unité réelle, spirituelle et psychologique, pouvait
s'instaurer, la liberté n'offrirait plus de
dangers ni de désavantages ; car des individus libres, épris d'unité, se
sentiraient spontanément contraints, par leur propre besoin, d'adapter parfaitement leur croissance à celle de leurs semblables, et ils ne se considéreraient
complets que dans la libre croissance des autres. Du fait de notre
présente imperfection et de l'ignorance de
notre mental et de notre volonté, la
loi et l'enrégimentation doivent être appelées du dehors pour restreindre et contraindre. Les
faciles avantages d'une loi et d'une
contrainte énergiques sont évidents, mais leurs désavantages sont également grands. Le genre de perfection
qu'elles réussissent à créer, tend à être mécanique ; même l'ordre qu'elles imposent, s'avère artificiel et
s'écroule vite si le joug faiblit ou
la poigne se relâche. Poussé trop loin, l'ordre imposé décourage le
principe de croissance naturelle, qui est la vraie méthode de la vie, et peut
même détruire la capacité de croissance véritable. Nous réprimons et
surnormalisons la vie à nos risques ; par une enrégimentation excessive, nous
écrasons l'initiative de la Nature et son
habitude d'auto-adaptation intuitive. Rapetissé ou dépouillé de son
élasticité, l'individu est dévitalisé, et,
bien qu'il semble extérieurement beau et symétrique, il périt du dedans.
Mieux vaut l'anarchie que la longue persistance d'une loi qui n'est pas nôtre
ou que notre vraie nature ne peut pas
assimiler. Toute loi répressive ou préventive n'est qu'un expédient, un
succédané de la vraie loi, qui doit se développer
du dedans et ne doit pas être un frein à la liberté mais son image extérieure
et son expression visible. La société humaine
ne progresse réellement et vitalement que dans la mesure où la loi
devient l'enfant de la liberté ; elle trouvera sa perfection quand l'homme aura appris à connaître son unité spirituelle
et à s'unir à ses semblables, et quand la loi spontanée de sa société sera seulement le moule
extérieur de sa liberté intérieure, maîtresse d'elle-même.
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine (Madras, 1919)
CHAPITRE
XVII, La loi de la Nature dans notre
progrès : l'unité dans la diversité — la loi et la liberté
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