Pour
l'homme, et pour lui seul parmi les créatures terrestres, vivre correctement
implique la nécessité de connaître
correctement, soit, comme le prétend le rationalisme, par l'instrument unique ou dominant de la raison,
soit, d'une façon plus large et plus
complexe, par la somme de ses facultés
; et ce qu'il doit connaître, c'est la vraie nature de l'existence et comment elle se réalise constamment dans
les valeurs de la vie, c'est-à-dire,
en langage moins abstrait, la loi de la Nature et particulièrement de sa propre
nature, ainsi que les forces qui sont
en lui et autour de lui, et leur utilisation correcte en vue d'une perfection et d'un bonheur plus
grands pour lui-même individuellement,
ou pour lui-même et ses semblables. Selon
l'antique formule, la tâche de l'homme est d'apprendre à vivre selon la Nature. Mais la Nature ne peut plus
être dépeinte à l'instar des anciens
comme une règle éternellement juste
dont l'homme se serait écarté, puisqu'elle est elle-même assez changeante et
qu'elle progresse, évolue, s'élève de plus en plus haut et repousse de plus en plus les limites de ses propres possibilités. Cependant, en dépit de tout
ce changement, certains principes
éternels ou vérités d'être demeurent les mêmes, et c'est sur ce roc
fondamental, avec cette matière première et dans ce cadre que notre progrès et
notre perfectionnement doivent
obligatoirement se dérouler. Sinon, nous aurions un chaos infini et non un monde ordonné même au milieu du
choc de ses forces.
La vie infrahumaine de l'animal et de la plante n'est pas
soumise
à la nécessité de la connaissance ni à son inévitable corollaire : une volonté consciente sans cesse poussée à exécuter ce que la connaissance perçoit. Par cette
exonération, elle est sauvée d'un nombre immense d'erreurs, de déformations et de maladies, car elle évolue spontanément
en accord avec la Nature ; sa connaissance et sa volonté sont celles de
la Nature et donc incapables, consciemment ou subconsciemment, de dévier de ses
lois et de ses commandements. L'homme, au contraire,
semble posséder le pouvoir d'appliquer son mental et sa volonté à la Nature, et donc avoir la
possibilité d'en gouverner les
mouvements, voire même de dévier du chemin qu'elle lui trace. Mais en fait, il
y a ici un artifice de langage qui
fait illusion. Car la mentalité de l'homme fait aussi partie de la Nature ; sa mentalité constitue même la
partie la plus importante de sa
nature, sinon la plus grande. Nous pouvons dire qu'elle est la Nature devenue partiellement consciente de ses propres forces et de ses propres lois,
consciente de sa lutte pour le
progrès et animée de la volonté consciente d'imposer une loi de plus en plus haute à ses propres modes
de vie et d'être. Dans la vie
infrahumaine, la lutte est vitale et physique, et il n'y a pas de conflit mental. L'homme est soumis au conflit mental et, par suite, il est en guerre, non
seulement contre les autres mais
contre lui-même ; et parce qu'il est capable de cette guerre contre
lui-même, il est aussi capable de ce qui est refusé
à l'animal : une évolution intérieure, une progression en des types de plus en plus hauts, un constant
dépassement de soi.
Pour le moment, cette évolution s'opère par le conflit et
le progrès des idées appliquées à la vie. Dans leur aspect
primaire, les idées humaines sur la vie sont
simplement une traduction mentale des forces et des tendances de la vie
elle-même telles qu'elles émergent sous
forme de besoins, de désirs et d'intérêts.
La mentalité humaine possède une intelligence pratique plus ou moins claire et exacte qui tient compte de
ces forces et de ces tendances, et
elle donne à l'une ou l'autre une valeur plus ou moins grande suivant son expérience, sa préférence ou son jugement. Par sa volonté et son intelligence,
l'homme accepte les unes parce
qu'elles aident sa croissance, rejette les autres, les décourage ou même réussit à les éliminer. Mais de ce processus élémentaire, sort une deuxième
caractéristique plus avancée qui modifie les idées humaines sur la vie
; l'homme passe au-delà de la simple
traduction mentale et du facile maniement dynamique des forces et des tendances
qui ont émergé ou sont en train
d'émerger en lui et dans son milieu,
et il parvient à leur évaluation ordonnée. Il les étudie comme des processus et des règles fixes de la
Nature et s'efforce de comprendre
leur loi et leur norme. Il essaye de déterminer les lois de son propre mental,
de sa vie et de son corps, la loi et la règle des faits et des forces autour de
lui qui constituent son milieu et
déterminent le champ et le cadre de son action. Mais puisque nous sommes des êtres évolutifs imparfaits, cette étude des lois de la vie doit
nécessairement envisager deux aspects
: elle perçoit la règle de ce qui est et la règle de ce qui peut ou doit être — la loi de nos
réalités et la loi de nos
potentialités. Or, l'intelligence humaine tend toujours à affirmer les choses arbitrairement et
catégoriquement, et, par suite, la
loi des potentialités prend la forme d'un modèle idéal fixe ou d'un corps de principes fixes dont notre
vie actuelle est une chute et une
déviation lorsqu'elle s'en éloigne, un progrès et une aspiration
lorsqu'elle s'en rapproche.
La conception évolutive de la Nature et de la vie nous conduit à
une vision plus profonde. Toute la vie est la Nature s'accomplisssant
elle-même, non la Nature se détruisant ou se reniant
elle-même. Donc, ce qui est, autant que ce qui peut être, est l'expression des mêmes faits permanents
de l'existence et des mêmes forces ou
pouvoirs de notre Nature, dont nous ne
pouvons pas et ne sommes pas censés pouvoir nous échapper. Mais nous pouvons — et c'est notre destin —
élever, changer, élargir les formes,
les combinaisons et les valeurs de ces
forces et de ces faits permanents de notre nature et de notre existence ; et avec le cours de notre
progrès, ce changement ou ce
perfectionnement peuvent se traduire par ce qui semble être une transformation radicale, bien que rien d'essentiel n'ait été modifié. Nos réalités sont la
forme, la valeur ou le pouvoir
d'expression auxquels notre nature et notre vie présentes ont atteint ;
la norme ou la loi de nos réalités sont l'organisation et le processus établis
particuliers à ce stade de l'évolution. Nos potentialités nous orientent vers
une forme, une valeur, un pouvoir
d'expression nouveaux, une organisation
et un processus nouveaux appropriés qui représentent leur loi et leur norme propres. Ainsi situé entre
le réel et le possible, notre
intellect tend à prendre la loi et la forme présentes pour la loi éternelle de notre nature et de notre existence, et à regarder tout changement comme une
déviation et une chute ; ou, au contraire, à prendre quelque loi et quelque forme futures et potentielles pour notre règle
idéale de vie, et tout ce qui s'en
écarte actuellement, pour une erreur ou un péché de notre nature. En
réalité, cela seul est éternel qui reste constant
à travers tous les changements, et notre idéal ne peut être au mieux
qu'une expression progressive de cette constante éternelle. Seul, donc, pourrait être considéré comme idéal éternel, l'extrême limite en hauteur, en ampleur et en
plénitude, de l'expression possible à
l'homme, si tant est que cette limite existât et que nous la connussions
; mais nous ne connaissons même pas encore nos possibilités extrêmes.
Quels que
soient les idées et les idéaux que le mental humain extraie de la vie ou essaye d'appliquer à la vie, ils ne peuvent être
autre chose que l'expression de cette vie elle-même et de son effort pour découvrir de plus en plus sa propre
loi, pour la fixer de plus en plus
haut et réaliser de plus en plus ses potentialités. Notre mentalité
constitue le stade conscient du mouvement de la Nature dans son effort de
réalisation et d'accomplissement
progressifs des valeurs et des potentialités de son humaine manière de vivre. Si cette mentalité était parfaite, sa connaissance et sa volonté ne feraient qu'une
avec la totalité de la Connaissance et
de la Volonté secrètes que la Nature essaye
d'amener à la surface, et il n'y aurait pas de conflit mental. Nous
serions alors capables de nous identifier à son mouvement, de connaître son but et de suivre intelligemment sa marche ; nous comprendrions la vérité sur
laquelle la Guîtâ insistait tant, à savoir que seule la Nature agit et
que les mouvements de notre mental et de
notre vie sont seulement l'action de
ses modes. C'est ce que fait vitalement, instinctivement et mécaniquement, la vie infrahumaine ; elle
évolue selon la Nature, dans les limites de son type, et elle est
exempte de conflit interne, bien qu'elle ne soit pas exempte de conflit avec d'autres vies. Une vie suprahumaine atteindrait
consciemment à cette perfection ; elle ferait siennes la Connaissance et
la Volonté secrètes dans les choses, et son
accomplissement suivrait le libre mouvement spontané et harmonieux de la
Nature, sans hâte et sans trêve, vers
le développement complet qui est son but
inhérent et donc prédestiné. En fait, parce que notre mentalité est imparfaite, nous saisissons seulement
quelques aperçus des tendances et
des fins de la Nature, et chaque aperçu, nous l'érigeons en principe absolu, en
théorie idéale de notre vie et de
notre conduite ; nous ne voyons qu'un côté du procédé de la Nature et nous le poussons en avant
comme le système complet et parfait qui doit gouverner l'organisation de
notre vie. Travaillant par l'entremise de la
mentalité imparfaite de l'individu et
de celle plus imparfaite encore de la collectivité, la Nature dresse les faits et les pouvoirs de notre existence les uns contre les autres comme des principes et
des forces opposés auxquels nous nous
attachons par notre intellect et nos émotions ; elle favorise ou décourage
tantôt l'un, tantôt l'autre, et par la
lutte et le conflit, les conduit à une connaissance mutuelle dans le
mental de l'homme et au sens de leur commune
nécessité, à une relation de plus en plus juste et à une synthèse de leurs potentialités, qui dans
l'élastique potentialité de la vie humaine, se traduit par une harmonie
et une combinaison grandissante des pouvoirs réalisés.
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine (Madras, 1919)
CHAPITRE
XVII, La loi de la Nature dans notre
progrès : l'unité dans la diversité — la loi et la liberté
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire