LES THÉORIES MODERNES
La théorie moderne du Véda part du principe, emprunté à Sayana, que les Védas sont un recueil d'hymnes composés par une société archaïque, primitive et essentiellement barbare, ayant des conceptions morales et religieuses frustes, une structure sociale rudimentaire, et une vision du monde extérieur parfaitement enfantine. Le ritualisme, qui pour Sayana faisait partie d'une connaissance divine et possédait une vertu mystérieuse, représentait aux yeux des érudits européens la codification d'anciens sacrifices propitiatoires, offerts par un peuple sauvage à des personnalités surhumaines imaginaires, que l'adoration ou le mépris rendait bienveillants ou malveillants. L'élément historique admis par Sayana fut volontiers adopté et amplifié grâce à
de nouvelles traductions, et la recherche avide d'indications éclairant
l'histoire, les moeurs et les institutions primitives de ces races
barbares, proposa de nouvelles explications aux allusions trouvées dans les hymnes. La dimension naturaliste a joué un rôle plus important encore. L'assimilation évidente des dieux védiques, dans leur comportement extérieur, à certains Pouvoirs de la Nature servit de point de départ à une étude comparative tirs mythologies aryennes; l'association plus contestable de certaines des divinités secondaires avec des Pouvoirs du Soleil, servit de principe général pour expliquer le système de constitution des mythes chez les primitifs; la Mythologie
comparée s'enrichit pour sa part de nouvelles théories sur les mythes
solaires et stellaires. Vue sous cet angle, l'hymnologie védique finit
par être interprétée comme une allégorie mi-superstitieuse mi-poétique de la Nature, comportant un élément astronomique important. Le
reste est en partie de l'histoire contemporaine, en partie les codes et
pratiques d'un ritualisme sacrificiel, non pas mystique, mais simplement primitif et superstitieux.
Une telle interprétation reflète parfaitement les théories scientifiques sur la culture humaine archaïque et son émergence récente à partir du pur sauvage, théories populaires tout au long du dix-neuvième siècle et qui prédominent encore aujourd'hui. Mais les progrès de notre connaissance ont considérablement ébranlé
cette première et trop hâtive généralisation. Nous savons maintenant
qu'il y a plusieurs milliers d'années des civilisations remarquables ont existé en Chine, en Égypte, en Chaldée, en Assyrie, et il est désormais généralement admis que la Grèce et l'Inde n'ignoraient pas, elles non plus, cette haute culture largement répandue en Asie et parmi les races méditerranéennes. Si les Indiens de l'époque védique échappent encore à cette révision de
la connaissance, c'est parce que se perpétue la théorie d'où est partie
l'érudition européenne, à savoir qu'ils appartenaient à la soi-disant
race aryenne et se trouvaient culturellement au même niveau que les premiers Aryens grecs, celtes et germains, tels qu'ils nous apparaissent dans les poèmes homériques, les vieilles sagas norvégiennes et les témoignages des Romains sur les anciens Gaulois et Teutons. Ainsi naquit la théorie selon laquelle ces races aryennes étaient des barbares du Nord qui, partis de contrées plus froides, étaient venus envahir les vieilles et riches civilisations de l'Europe méditerranéenne et de l'Inde dravidienne.
Mais les indications dans le Véda
sur lesquelles se fonde cette théorie d'une invasion aryenne récente
sont très rares et leur sens douteux. Une invasion de ce type n'est
jamais réellement mentionnée. La distinction entre Aryen et non-Aryen, dont on s'est tant servi, paraît tenir, d'après l'ensemble des témoignages, à une différence culturelle plutôt que raciale¹. La langue des hymnes indique clairement que l'Aryen se reconnaît à un culte ou à une culture spirituelle spécifique — adoration de la Lumière et des pouvoirs de la Lumière et discipline de soi basée sur la culture de la « Vérité » et l'aspiration à l'« Immortalité », Ritam et Amritam. On ne fait jamais sérieusement allusion à la moindre différence raciale. On peut toujours supposer que la majorité (les peuples habitant l'Inde aujourd'hui descendent d'une race nouvelle venue de latitudes plus septentrionales, et peut-être même des régions arctiques, comme le soutient M. Tilak; mais rien dans le Véda, pas plus que dans le profil 2 ethnique
actuel du pays, ne permet d'établir l'existence d'une telle invasion, à
une époque proche de celle des hymnes védiques, ni la lente
pénétration, dans une péninsule dravidienne civilisée, d'une petite
horde de barbares au teint clair.
1. On fait valoir que les Dasyus sont dépeints comme étant noirs de peau et sans nez, par opposition aux Aryens de teint clair et doté d'un grand nez. Mais la première distinction s'applique certainement aux Dieux, aryens et aux Pouvoirs Dasa, pris au sens de lumière et d'obscurité. Par ailleurs, le mot anâsah ne
veut pas dire « sans nez »; même si c'était le cas, on ne pourrait
nullement l'appliquer aux races dravidiennes; car le nez du Sud n'a rien
à envier à n'importe quelle « protubérance aryenne » septentrionale.
2.
En Inde, nous sommes depuis longtemps habitués à classer les ethnies
locales d'après leur langue, et connaissons surtout les spéculations de
M. Risley, basées sur ces anciennes généralisations. Mais les progrès récents de l'ethnologie rejettent tous les critères linguistiques, leur préférant l'idée d'une race homogène unique occupant la péninsule indienne.
Sri Aurobindo, LE SECRET DU VEDA
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