Toutes les nations occidentales
et orientales ont fini par admettre que notre Mère Inde était le trésor
inépuisable de la connaissance, du dharma (religion), de la littérature et de
l'art. Mais autrefois l'Europe considérait que malgré notre grande littérature
et notre art, la peinture indienne n'était pas tellement fameuse ; au
contraire, on la trouvait hideuse, dépourvue de toute beauté. Nous-mêmes,
éclairés par la connaissance occidentale et considérant le monde à travers les
lunettes européennes, condamnons la peinture et la sculpture indiennes afin de
faire preuve de notre intellect raffiné et de notre goût infaillible. Les
maisons de nos riches étaient envahies par des « moulages » ou des imitations
sans âme, des statuettes grecques ou des peintures anglaises ; les murs des
maisons du peuple décorés de peintures à l'huile hideuses. Les Indiens dont le
goût et l'habileté artistiques étaient uniques dans le monde, les Indiens dont
le goût était spontanément infaillible dans le choix des couleurs et des
formes, sont devenus aveuglés, leur intelligence incapable de pénétrer la
signification de l'art, leur goût inférieur même au goût des colporteurs et
laboureurs de l'Italie. Ainsi Râjâ Ravi Varmâ put s'annoncer comme le meilleur
peintre de l'Inde.
Dernièrement, grâce à
l'enthousiasme de quelques experts en art, les Indiens ont commencé à ouvrir
leurs yeux et à se réveiller à la réalité, à apprécier leur propre capacité et
leur propre richesse. Inspirés par l'exceptionnel génie d'Abanindranath Tagore,
un nombre de jeunes peintres sont en train de restaurer la peinture oubliée de
l'Inde. Grâce à leur génie, une nouvelle ère s'est ouverte au Bengale. Et, par
la suite, on peut espérer que l'Indien tâchera de tout voir non du point de vue
des Anglais, mais avec ses propres yeux, abandonnant des imitations de
l'Occident, il dépendra de sa propre intelligence limpide et exprimera l'âme
éternelle de l'Inde à travers des formes et des couleurs peintes.
Il y a deux raisons derrière
l'antipathie des Occidentaux envers la peinture indienne. D'après eux les
peintres indiens sont incapables d'imiter la nature ; au lieu de dessiner un
homme comme un homme, les chevaux comme des chevaux, les arbres comme des
arbres, ils en reproduisent des images déformées, ils n'ont pas de
perspective, leurs peintures sont plates, anormales. Leur deuxième raison est
qu'il y a un manque total de beaux sentiments et de belles formes dans ces
peintures. Cette objection commence à se faire rare. Tout en reconnaissant
l'extraordinaire paix sur nos anciennes figures du Bouddha, ou l'expression
d'une puissance céleste dans nos anciennes statues de Durgâ, les Européens
restent stupéfaits, enchantés. Ceux qui sont reconnus en Angleterre comme les
meilleurs critiques d'art ont avoué que bien que les peintres indiens ne
connaissent pas la perspective des Européens, les règles de la perspective de
l'Inde ont été très belles, complètes et logiques. Il est vrai que les peintres
et les autres artistes indiens n'imitent pas tout à fait le monde extérieur. Ce
n'est pas par incapacité, c'est qu'ils tâchent de dépasser les formes et les
paysages extérieurs afin d'exprimer la vérité et l'état d'âme les plus
profonds. La forme extérieure n'est qu'un voile, un déguisement de cette
vérité intime — épris de la beauté de ce déguisement, nous sommes incapables
d'apprécier ce qui se dissimule à l'intérieur. Par conséquent les peintres
indiens ont expressément modifié la forme extérieure afin de la rendre capable
d'exprimer la vérité intérieure. On n'a qu'à s'émerveiller de voir la manière
exquise dont ils arrivent à exprimer la vérité innée d'un événement ou d'un
état d'âme à travers chaque membre, arrière-fond, posture et vêtement de leur
sujet. C'est là la qualité principale de la peinture indienne, c'est là son
excellence.
L'Occident est préoccupé de la
fausse sensibilité extérieure, il adore l'ombre ; l'Orient est à la recherche
de la vérité intérieure ; nous adorons l'éternel. L'Occident glorifie le
corps, et nous l'âme. L'Occident est amoureux des noms et des formes tandis que
nous ne sommes jamais satisfaits tant que nous ne trouvons pas l'essence
éternelle. Cette différence se manifeste partout : et dans la religion, et
dans la philosophie, et dans la littérature aussi bien que dans la peinture et
l'architecture.
Sri Aurobindo, Dharma
(Calcutta) 1909-1910
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