Sri Aurobindo
PENSÉES ET APHORISMES
KARMA (307-357)PENSÉES ET APHORISMES
Pensées
et Aphorismes
KARMA
(L'Action )
Karma
307 — Trois fois Dieu a ri de Shankara* : d’abord,
quand
il est revenu brûler la dépouille de sa
mère
; ensuite, quand il a commenté l’Îsha Upanishad ;
enfin,
quand il a traversé l’Inde en tempête pour prêcher
l’inaction
.
*Shankara
(786-820) prêchait l’illusionnisme (mâyâvâda), selon lequel l’univers est une
illusion (mâyâ) et seul existe l’Un transcendant, à la différence du bouddhisme
qui réduit tout à la notion de vide. Shankara a commenté l’Îsha Upanishad en
lui faisant dire le contraire de ce qu’elle signifie pour justifier sa théorie
: l’Îsha Upanishad expose la réalité de Dieu et de l’action.
308
— Les hommes ne font effort que pour réussir, et
s’ils
ont le bonheur d’échouer, c’est parce que
la
sagesse et la force de la Nature l’emportent sur
l’habileté
de leur intellect. Dieu seul sait quand et
comment
faire sagement une maladresse et échouer
efficacement.
309
— Méfie-toi de l’homme qui n’a jamais échoué ni
souffert
; ne t’attache point à son sort, ne
combats
pas sous sa bannière.
310
— L’homme qui n’a jamais été l’esclave d’un autre,
et
la nation qui n’a jamais été sous le joug des
étrangers
sont l’un et l’autre incapables de grandeur et
de
liberté.
311
— Ne fixe pas le temps ni la manière dont sera
réalisé
ton idéal. Travaille et laisse le temps et
la
manière à Dieu omniscient.
312
— Travaille comme si l’idéal devait s’accomplir
vite
et de ton vivant ; persévère comme si tu
savais
qu’il ne sera réalisé qu’au prix d’un millier d’années
de
labeur encore. Ce que tu n’oses attendre avant
le
cinquième millénaire peut s’épanouir avec l’aurore
de
demain, et ce que tu espères et convoites maintenant
peut
t’avoir été dévolu pour ta centième venue.
313
— Chacun d’entre nous a encore un million de
vies
à passer sur la terre. Pourquoi donc cette
hâte
et cette clameur et cette impatience ?
314
— Vite, avance à grands pas, car le but est loin ; ne
te
repose pas indûment, car ton Maître t’attend
à
la fin du voyage.
315
— Je suis las de cette impatience enfantine qui crie
et
blasphème et nie l’idéal sous prétexte que les
Montagnes
Dorées ne peuvent s’atteindre dans notre
petite
journée ni en quelques siècles momentanés.
316
— Sans désir, fixe ton âme sur le but et tiens-y
avec
la force divine qui est en toi ; alors le but
lui-même
créera ses propres moyens, ou plutôt il
deviendra
ses propres moyens. Car le but est Brahman
et
déjà accompli ; vois-le toujours comme Brahman,
vois-le
toujours en ton âme comme déjà accompli.
317
— Ne fais pas de plans avec ton intellect, laisse ta
vision
divine arranger tes plans pour toi.
Lorsqu’un
moyen s’impose à toi comme la chose à
faire,
fais-en ton but ; quant à la fin, elle est en train de
s’accomplir
dans le monde, et dans ton âme elle est
déjà
accomplie.
318
— Les hommes voient les événements comme
quelque
chose d’inaccompli et qu’il faut
chercher
à atteindre, qu’il faut réaliser. C’est une
fausse
manière de voir. Les événements ne se réalisent
pas
: ils se révèlent. L’événement est Brahman déjà
accompli
de tout temps et qui maintenant se manifeste.
319
— De même que la lumière d’une étoile parvient
à
la terre des centaines d’années après
que
l’étoile a cessé d’exister, de même un événement
déjà
accompli en Brahman, au commencement, se
manifeste
maintenant dans notre expérience matérielle.
320
— Les gouvernements, les sociétés, les rois, la
police,
les juges, les institutions, les Églises, les
lois,
les coutumes, les armées, sont des nécessités
temporaires
qui nous sont imposées pendant quelques
séries
de siècles parce que Dieu nous a caché Sa face.
Quand
elle apparaîtra de nouveau devant nous en sa
vérité
et en sa beauté, alors, dans sa lumière, ces
nécessités
s’évanouiront.
321
— L’état anarchique est le véritable état divin
pour
l’homme, à la fin comme au commencement,
mais
au milieu il nous mènerait tout droit au
diable
et à son royaume.
322
— Intrinsèquement, le principe de société
communiste
est aussi supérieur au principe
individualiste
que l’est la fraternité à la jalousie et au
massacre
mutuel ; mais tous les systèmes pratiques de
socialisme
inventés en Europe sont un joug, une
tyrannie
et une prison.
323
— Si jamais le communisme réussit à se réinstaurer
sur
la terre, ce doit être sur le fondement de la
fraternité
de l’âme et sur la mort de l’égoïsme. Une
association
forcée et une camaraderie mécanique
aboutiraient
à un fiasco mondial.
324
— Le Védânta* réalisé est la seule base pratique
pour
une société communiste. C’est le royaume
des
saints dont rêvaient le christianisme, l’islam et
l’hindouisme
pourânique.
*Selon
le Védânta, tout est l’Un.
325
— « Liberté, Égalité, Fraternité », s’écriait la
Révolution
française, mais en vérité seule la
liberté
a été mise en pratique, avec une certaine dose
d’égalité
; quant à la fraternité, c’est seulement une
fraternité
de Caïn qui s’est fondée — et de Barabbas.
Quelquefois,
elle s’appelle « trust » ou « cartel », et
parfois
« Concert des Nations d’Europe ».
326
— Les penseurs avancés d’Europe s’écrient :
«
Puisque la Liberté a échoué, essayons la
Liberté
plus l’Égalité, ou, puisqu’il n’est pas facile
d’apparier
les deux, essayons l’égalité à la place de la
liberté.
Quant à la fraternité, elle est impossible, par
conséquent
nous la remplacerons par l’association
industrielle.
» Mais je pense que, cette fois-ci non
plus,
Dieu ne sera pas trompé.
327
— L’Inde avait trois forteresses dans sa vie
collective
: la communauté de village, la grande
famille
indivise et l’ordre des sannyâsins ; toutes trois
sont
brisées ou en train de se briser sous la foulée des
conceptions
égoïstes de la vie sociale ; mais après tout,
n’est‑ce point
seulement la démolition de moules
imparfaits
sur le chemin qui conduit à un communisme
plus
large et plus divin ?
328
— L’individu ne peut être parfait tant qu’il n’a pas
soumis
à l’Être divin tout ce qu’il appelle
maintenant
lui-même. De même, tant que l’espèce
humaine
n’aura pas donné à Dieu tout ce qu’elle a, il
n’y
aura jamais de société parfaite.
329
— Rien n’est petit au regard de Dieu ; que rien ne
soit
petit à ton regard. Il accorde autant de
labeur
et d’énergie divine à la formation d’une coquille
qu’à
la construction d’un empire. Quant à toi, il y a
plus
de grandeur à être un bon savetier qu’un roi
luxueux
et incompétent.
330
— Des capacités imparfaites et un résultat
imparfait
dans le travail qui t’est destiné valent
mieux
qu’une compétence artificielle et une perfection
d’emprunt.
331
— Le résultat n’est pas le but de l’action, mais le
délice
éternel que Dieu trouve à devenir, à voir
et
à faire.
332
— Le monde de Dieu avance pas à pas et il réalise
l’unité
moindre avant de tenter sérieusement
l’unité
plus grande. Affirme d’abord la liberté nationale
si
jamais tu veux amener le monde à être une seule
nation.
333
— Une nation ne se fait pas par le sang commun,
une
langue commune ni par une religion
commune
; ce sont là seulement des auxiliaires
importants
et des commodités puissantes. Mais partout
où
des communautés d’hommes non attachés par des
liens
de famille se sont unies dans un même sentiment
et
une même aspiration afin de défendre l’héritage
commun
de leurs ancêtres ou pour assurer un avenir
commun
à leur postérité, une nation est déjà née.
334
— La nation est un grand pas dans la marche de
Dieu
afin de dépasser le stade de la famille ; par
conséquent,
l’attachement au clan et à la tribu doit
s’effacer
et disparaître avant que puisse naître une
nation.
335
— La famille, la nation, l’humanité sont les trois
enjambées
de Vishnu pour passer de l’unité
isolée
à l’unité collective. La première est faite ; nous
nous
efforçons encore à la perfection de la seconde ;
nous
tendons les mains vers la troisième, mais le
travail
de pionnier a déjà commencé.
336
— Étant donné la moralité actuelle de l’espèce
humaine,
une unité humaine solide et durable
n’est
pas encore possible ; mais il n’y a aucune raison
pour
qu’une approximation temporaire ne vienne récompenser
une
aspiration opiniâtre et un effort infatigable.
La
Nature progresse par des approximations
constantes,
des réalisations partielles et des succès
temporaires.
338
— Pends-toi plutôt que d’appartenir à la horde
des
imitateurs triomphants.
339
— Embrouillée est la voie des œuvres dans le
monde.
Quand Râma, l’Avatâr, a tué Vâli* , ou
quand
Krishna, qui était Dieu Lui-même, a assassiné
le
tyran Kansa, son oncle, afin de libérer sa nation,
qui
dira s’ils ont fait le bien ou le mal ? Mais nous
pouvons
sentir ceci : qu’ils ont agi divinement.
*
Le roi des singes dans le Râmâyana.
340
— Les forces de réaction perfectionnent et hâtent
le
progrès en augmentant et purifiant la force
même
du progrès. C’est ce que ne savent pas voir la
multitude
des faibles qui désespèrent d’arriver au port
quand
le navire fuit impuissant devant le vent d’orage ;
mais
il fuit vers le havre prévu par Dieu, encore caché
par
la pluie et le creux de l’océan.
341
— La démocratie était la protestation de l’âme
humaine
contre le despotisme combiné de
l’autocrate,
du prêtre et du noble ; le socialisme est la
protestation
de l’âme humaine contre le despotisme
d’une
démocratie ploutocratique ; l’anarchie sera
probablement
la protestation de l’âme humaine
contre
la tyrannie d’un socialisme bureaucratique.
Une
marche turbulente et assoiffée qui va d’illusion
en
illusion et d’échec en échec, telle est l’image du
progrès
de l’Europe.
342
— En Europe, la démocratie est le gouvernement
du
ministre d’État, du député corrompu ou du
capitaliste
égoïste, masqué par la souveraineté occasionnelle
d’une
populace irrésolue. Il est probable que
le
socialisme en Europe sera le gouvernement du fonctionnaire
et
de la police, masqué par la souveraineté
théorique
d’un État abstrait. Il est chimérique de
demander
quel est le meilleur des deux systèmes ; il
serait
difficile de décider lequel est le pire.
343
— L’avantage de la démocratie est la sécurité de la
vie
de l’individu, de sa liberté et de ses biens
contre
les caprices d’un tyran ou d’une minorité
égoïste
; son mal est le déclin de la grandeur dans
344
— Cette espèce humaine égarée rêve toujours
d’atteindre
à la perfection de son milieu par le
mécanisme
d’un gouvernement ou d’une société ; mais
c’est
seulement par la perfection de l’âme au-dedans
que
le milieu extérieur peut atteindre à la perfection.
Ce
que tu es au-dedans de toi, cela tu en jouiras dehors
—
nul mécanisme ne peut te délivrer de la loi de
ton
être.
345
— Garde-toi toujours de ta propension humaine
à
persécuter ou à feindre de ne pas voir la réalité
tandis
que tu adores son simulacre ou ses symboles.
Ce
n’est pas la méchanceté humaine, mais sa faillibilité
qui
est l’occasion du Mal.
346
— Honore la robe de l’ascète, mais regarde aussi
celui
qui la porte, de peur que l’hypocrisie
n’occupe
les lieux sacrés et que la sainteté intérieure
ne
devienne une légende.
347
— Tant d’hommes sont à la poursuite de l’aisance
ou
des richesses, rares sont ceux qui embrassent
la
pauvreté comme une épouse ; quant à toi, poursuis
seulement
Dieu et embrasse-Le. Laisse-Le choisir
pour
toi le palais du roi ou le bol du mendiant.
348
— Qu’est le vice, sinon une habitude asservissante,
et
la vertu, sinon une opinion humaine ? Vois
Dieu
et fais Sa volonté — marche sur le chemin qu’Il
trace
pour ta marche, quel qu’il soit.
349
— Au milieu des conflits du monde, n’épouse
point
la cause des riches pour leurs richesses ni
des
pauvres pour leur pauvreté, celle du roi pour son
pouvoir
et sa majesté, ni celle du peuple pour son
espoir
et sa ferveur, mais sois toujours du côté de
Dieu.
À moins, bien sûr, qu’Il ne t’ait ordonné de Lui
faire
la guerre ! Alors fais-la de tout ton cœur, de toutes
tes
forces, de tout ton enthousiasme.
350
— Comment saurais-je ce que Dieu veut de moi ?
Je
dois rejeter de moi l’égoïsme, le chasser de
chaque
repaire, chaque terrier, et baigner mon âme
nue
et pure en Ses œuvres infinies ; alors c’est Lui-même
qui
me révélera Sa Volonté.
351
— Seule l’âme nue et sans honte peut être pure et
innocente,
de même que l’était Adam dans le
jardin
primitif de l’humanité.
352
— Ne te vante pas de tes richesses ; ne recherche
pas
non plus les louanges des hommes pour ta
pauvreté
et ton abnégation ; ces deux choses sont la
nourriture
grossière, ou délicate, de l’égoïsme.
353
— L’altruisme est bon pour l’homme, mais il est
moins
bon quand c’est une suprême forme de
contentement
de soi et qu’il se nourrit en choyant
l’égoïsme
d’autrui.
354
— Tu peux sauver ton âme par l’altruisme, mais
prends
garde de ne pas la sauver en te prêtant à
la
perdition de ton frère.
355
— L’abnégation est un puissant instrument de
purification
; ce n’est pas une fin en soi ni
l’ultime
loi de la vie. Ton but ne doit pas être de te
mortifier
mais de contenter Dieu dans le monde.
356
— Il est facile de voir le mal accompli par le péché
et
par le vice, mais l’œil exercé voit aussi le mal
accompli
par une vertu pleine d’elle-même et de sa
rectitude.
357
— D’abord, le brâhmane a gouverné par les Écritures
et
les rituels, puis le kshatriya par l’épée et le bouclier ; maintenant, le
vaïshya gouverne par la machine et le dollar, et le shûdra, le serf libéré, se bouscule
à la porte avec sa doctrine du royaume des
travailleurs
syndiqués. Mais ni le prêtre ni le marchand
ni
le travailleur ne sont les vrais gouverneurs de
l’humanité
; le despotisme de l’outil ou de la pioche
échouera
comme tous les despotismes qui l’ont précédé.
C’est
seulement quand l’égoïsme sera mort et que Dieu dans l’homme gouvernera sa
propre universalité humaine, que cette terre nourrira une race d’êtres
satisfaits et heureux.
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