Sri Aurobindo
PENSÉES ET APHORISMES
KARMA (206-255)PENSÉES ET APHORISMES
Pensées
et Aphorismes
*
KARMA
(Les Œuvres)
206
— Dieu conduit l’homme alors même que l’homme
s’égare
; la nature supérieure veille sur les trébuchements
de
l’être mortel inférieur ; telle est la confusion
et
telle la contradiction dont nous devons nous échapper
dans
une connaissance claire, en l’unité du moi qui
seule
est capable d’une action impeccable.
207
— Que tu aies de la pitié pour les créatures est
bien,
mais ce n’est pas bien si tu es l’esclave de
ta
pitié. Ne sois l’esclave de rien, sauf de Dieu, pas
même
de Ses anges les plus lumineux.
208
— La béatitude est le but de Dieu pour l’humanité ;
obtiens
ce bien suprême pour toi-même,
d’abord,
afin que tu puisses le distribuer entièrement
à
tes semblables.
209
— Celui qui acquiert pour lui seul acquiert mal,
même
s’il appelle cela ciel et vertu.
210
— Dans mon ignorance, je pensais que la colère
pouvait
être noble, et la vengeance grandiose ;
mais
maintenant, quand j’observe Achille en sa furie
épique,
je vois un très beau bébé dans une très belle
rage
et cela me fait plaisir et m’amuse.
211
— Le pouvoir est noble quand il s’élève au-dessus
de
la colère ; la destruction est grandiose, mais
elle
déchoit quand elle naît de la vengeance. Laisse ces
choses,
car elles appartiennent à une humanité
inférieure.
212
— Les poètes font grand cas de la mort et des
afflictions
extérieures, mais les seules tragédies
sont
les échecs de l’âme, et la seule épopée, l’ascension
triomphante
de l’homme vers la divinité.
213
— Les tragédies du cœur et du corps sont des
larmes
d’enfants sur leurs petits chagrins et
leurs
jouets cassés. Souris au-dedans de toi, mais
réconforte
les enfants — et si tu le peux, prends part
aussi
à leur jeu.
214
— « Il y a toujours quelque chose d’anormal et
d’excentrique
dans les hommes de génie »,
dites-vous.
Et pourquoi pas ? Car le génie même est
une
naissance anormale hors du centre ordinaire de
l’homme.
215
— Le génie est la première tentative de la Nature
pour
délivrer le dieu emprisonné dans le moule
humain
; le moule doit souffrir dans le processus. Il
est
étonnant que les fêlures soient si peu nombreuses
et
si peu importantes.
216
— Parfois, la Nature entre en fureur contre sa
propre
résistance, alors elle endommage le
cerveau
afin de libérer l’inspiration, car, dans cet
effort,
l’équilibre du cerveau matériel ordinaire est
son
principal adversaire. Ne fais pas attention à la
folie
de ceux-là et profite de leur inspiration.
217
— Qui peut supporter Kâlî quand elle se précipite
dans
l’organisme avec sa terrible force et sa
divinité
incendiaire ? Seul l’homme qui est déjà
possédé
par Krishna.
218
— Ne hais pas l’oppresseur, car, s’il est fort, ta
haine
augmente sa force de résistance ; s’il est
faible,
ta haine était inutile.
219
— La haine est une épée de puissance, mais c’est
une
lame à deux tranchants. Elle est comme la
kriyâ*
des anciens magiciens qui, frustrée de sa proie,
revenait
furieuse pour dévorer celui qui l’avait
envoyée.
*Acte
rituel, pratique yoguique aidant à acquérir une plus haute connaissance.
220
— Aime Dieu dans ton adversaire, même quand
tu
le frappes ; ainsi, ni l’un ni l’autre n’aurez
l’enfer
pour part.
221
— Les hommes parlent d’ennemis, mais où sont-ils? Je ne vois que des lutteurs
d’un camp ou d’un autre dans la grande arène de l’univers.
222
— Le saint et l’ange ne sont pas les seules divinités ;
admire
aussi le Titan et le Géant.
223
— Les anciennes Écritures disent que les Titans
sont
« les aînés des dieux ». Ils le sont encore ;
et
nul dieu n’est entièrement divin à moins qu’un
Titan
ne soit caché aussi en lui.
224
— Si je ne puis être Râma*, je voudrais être Râvana,
car
il est le côté sombre de Vishnu .
*Râma
était un Avatâr (incarnation) de Vishnu. Râvana était un démon ou Titan, ennemi
mortel de Râma.
225
— Sacrifice, sacrifice et encore sacrifice — mais
pour
l’amour de Dieu et de l’humanité, non
par
amour du sacrifice.
226
— L’égoïsme tue l’âme — détruis-le. Mais prends
garde
que ton altruisme ne tue pas l’âme des
autres.
227
— Le plus souvent, l’altruisme est seulement la
forme
la plus sublime de l’égoïsme.
228
— Celui qui ne tue pas quand Dieu le lui ordonne,
sème
dans le monde un ravage incalculable.
229
— Respecte la vie humaine aussi longtemps que
tu
le peux ; mais respecte encore plus la vie de
l’humanité.
230
— Les hommes tuent par fureur incontrôlable,
par
haine ou par vengeance — ils en souffriront
tôt
ou tard le contrecoup ; ou ils tuent froidement
pour
servir une cause égoïste — Dieu ne leur pardonnera
pas.
Si les hommes tuent, il faut d’abord que leur
âme
soit sûre que la mort est un soulagement et qu’elle
ait
vu Dieu dans celui qui est frappé, dans le coup et
dans
celui qui frappe.
231
— Le courage et l’amour sont les seules vertus indispensables ; même si toutes
les autres sont éclipsées ou endormies, ces deux-là garderont l’âme vivante.
232
— La bassesse et l’égoïsme sont les seuls péchés
que
je trouve difficile de pardonner ; pourtant,
ce
sont les seuls à être à peu près universels. Par
conséquent,
ceux-là aussi ne doivent pas être haïs chez
les
autres ; mais, en nous-mêmes, ils doivent être
annihilés.
233
— La noblesse et la générosité sont le firmament
éthéré
de l’âme ; sans elles, nous sommes
comme
un insecte dans un donjon.
234
— Que tes vertus ne soient pas du genre que les
hommes
louent ni récompensent, mais de celles
qui
contribuent à ta perfection et que Dieu dans ta
nature
exige de toi.
235
— L’altruisme, le devoir, la famille, la patrie,
l’humanité,
sont des prisons de l’âme quand ils
ne
sont pas ses instruments.
236
— Notre patrie est Dieu la Mère ; n’en dis point de
mal
à moins que tu ne puisses le faire avec
amour
et tendresse.
237
— Les hommes sont traîtres à leur patrie par
profit
; pourtant, ils continuent de penser qu’ils
ont
le droit de se détourner avec horreur du
matricide.
238
— Brise les moules du passé, mais garde intacts son
génie
et son esprit, sinon tu n’as pas d’avenir.
239
— Les révolutions mettent en pièces le passé et le
jettent
à la fonte dans le chaudron, mais ce qui
en
émerge est le vieil Éson avec un visage neuf.
240
— Le monde n’a eu qu’une demi-douzaine de révolutions
réussies,
et même parmi celles-là, la plupart ressemblaient surtout à des échecs;
cependant, c’est par de grands et nobles échecs que l’humanité progresse.
241
— L’athéisme est une protestation nécessaire
contre
la perversité des Églises et l’étroitesse
des
credo. Dieu s’en sert comme d’une pierre pour
écraser
ces châteaux de cartes souillés.
242
— Que de haine et de stupidité les hommes ont-ils
réussi
à emballer décorativement et à
étiqueter
: « Religion » !
243
— Dieu guide le plus sûrement par Ses pires
tentations,
Il aime entièrement quand Il punit
cruellement,
Il aide parfaitement quand Il s’oppose
violemment.
244
— Si Dieu ne prenait pas sur Lui le fardeau de
tenter
les hommes, bientôt le monde irait à sa
perte.
245
— Acceptez d’être tentés au-dedans afin de pouvoir
épuiser
dans la lutte vos penchants vers le bas.
246
— Si vous laissez à Dieu le soin de purifier, Il
épuisera
le mal en vous subjectivement ; mais si
vous
tenez absolument à vous guider vous-même, vous
tomberez
dans bien des souffrances et des péchés
extérieurs.
247
— N’appelle point mal tout ce que les hommes
appellent
mal — rejette seulement ce que Dieu
a
rejeté ; n’appelle point bien tout ce que les hommes
appellent
bien — accepte seulement ce que Dieu a
accepté.
248
— Dans le monde, les hommes ont deux lumières :
le
devoir et les principes ; mais celui qui s’est
donné
à Dieu en a fini de ces deux-là et les a remplacés
par
la volonté de Dieu. Si les hommes t’injurient à
cause
de cela, ô divin instrument, ne te soucie point et
continue
ton chemin tel le vent et le soleil, protégeant
et
détruisant.
249
— Ce n’est pas pour cueillir les louanges des
hommes
que Dieu t’a fait Sien, mais pour
accomplir
sans peur Ses Ordres.
250
— Accepte le monde tel un théâtre de Dieu ; sois
le
masque de l’Acteur et laisse-Le jouer à travers
toi.
Si les hommes te louent ou te sifflent, sache qu’ils
sont
aussi des masques, et prends le Dieu intérieur
pour
seul critique et seul spectateur.
251
— Si Krishna est tout seul d’un côté, et que de
l’autre
tu trouves le monde en armes, embrigadé
avec
ses troupes et ses shrapnels et ses
mitrailleuses,
préfère tout de même ta divine solitude.
Qu’importe
si le monde passe sur ton corps et si ses
shrapnels
te labourent et si sa cavalerie foule tes
membres,
telle une boue informe au bord du chemin ;
car
le mental n’a jamais été qu’un simulacre et le
corps,
une carcasse. Libéré de ses revêtements, l’esprit
plane
et triomphe.
252
— Si tu penses que la défaite est ta fin, alors ne va
point
te battre, même si tu es le plus fort. Car
le
Destin ne peut être acheté par nul homme, et le
Pouvoir
n’est pas lié à ceux qui le possèdent. Mais la
défaite
n’est pas la fin, elle est seulement une porte ou
un
commencement.
253
— J’ai échoué, dis-tu. Dis plutôt que Dieu décrit
des
cercles autour de Son but.
254
— Frustré par le monde, tu te tournes pour
t’emparer
de Dieu. Si le monde est plus fort
que
toi, crois-tu que Dieu soit plus faible ? Tourne-toi
plutôt
vers Lui pour recevoir Son ordre et avoir la
force
de l’accomplir.
255
— Tant qu’une Cause a de son côté une seule âme
dont
la foi est intangible, elle ne peut pas périr.
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