Sri Aurobindo
PENSÉES ET APHORISMES
KARMA (358-407)PENSÉES ET APHORISMES
Pensées
et Aphorismes
KARMA
(L'Action )
Karma
358 — Les hommes courent après le plaisir et
étreignent
fiévreusement cette épouse brûlante
sur
leur cœur tourmenté ; pendant ce temps, une
félicité
divine et impeccable se tient derrière eux,
attendant
d’être vue, réclamée et capturée.
359
— Les hommes sont à la chasse de petits succès et
de
maîtrises futiles d’où ils retombent épuisés
et
affaiblis ; pendant ce temps, toute la force infinie de
Dieu
dans l’univers attend en vain de se mettre à leur
disposition.
360
— Les hommes déterrent de petits détails de
connaissance
et les combinent en systèmes de
pensée
limités et éphémères ; pendant ce temps, toute
la
sagesse infinie rit au-dessus de leurs têtes et ouvre
large
la gloire de ses ailes irisées.
361
— Les hommes cherchent laborieusement à
satisfaire
et à combler ce petit être limité fait
d’impressions
mentales qu’ils ont groupées autour
d’un
ego misérable et rampant ; pendant ce temps,
l’Âme
hors de l’espace et du temps se voit refuser sa
manifestation
joyeuse et splendide.
362
— Ô Âme de l’Inde, ne te cache plus dans les cuisines
et
les chapelles avec les pandits¹ obscurcis
du
Kaliyuga² ; ne te voile pas dans les rites sans âme,
les
lois surannées et l’argent imbéni de la dakshinâ³ ;
mais
cherche dans ton âme, demande Dieu et, avec
l’éternel
Véda, retrouve ton état véritable de brâhmane,
ton
état véritable de kshatriya : restaure la vérité
secrète
du sacrifice védique, reviens à l’accomplissement
d’un
Védânta plus ancien et plus puissant.
¹Érudit et interprète des textes
sacrés. Les brâhmanes pouvaient avoir la double fonction de cuisiniers et de
prêtres.
²L’Âge des Ténèbres.
³Offrande du fidèle au prêtre, une
fois le rituel accompli.
363
— Ne limite pas le sacrifice à l’abandon des biens
terrestres
ni au refus de quelques désirs ou de
quelques
envies, mais que chaque pensée, chaque
action,
chaque jouissance soit une offrande à Dieu en
toi.
Que tes pas marchent en ton Seigneur, que ton
sommeil
et ton éveil soient un sacrifice à Krishna.
364
— « Ceci n’est pas conforme à mon Shâstra ni à
ma
science », disent les codificateurs, les
formalistes.
Imbéciles ! Dieu est-il donc seulement un
livre
qu’il ne puisse rien y avoir de vrai et de bon en
dehors
de ce qui est écrit ?
365
— Quelle loi suivrai-je ? La parole de Dieu quand
Il
me dit : « Ceci est Ma volonté, ô mon
serviteur
», ou les règles écrites par des hommes morts ?
Que
non ! Si je dois craindre quelqu’un et obéir, je
craindrai
plutôt Dieu et Lui obéirai, et non les pages
d’un
livre ni le regard courroucé du pandit.
366
— « Tu peux être trompé, diras-tu, ce n’est peut-être
pas
la voix de Dieu qui te conduit ? » Tout
de
même, je sais qu’Il n’abandonne pas ceux qui ont
confiance
en Lui, même d’une façon ignorante ; tout
de
même, j’ai trouvé qu’Il conduisait sagement, même
ceux
qu’Il semblait tromper complètement ; tout de
même,
je préférerais tomber dans le piège du Dieu
vivant
plutôt que d’être sauvé par ma confiance en un
formulaire
mort.
367
— Agis selon le Shâstra plutôt que selon ta volonté
propre
et ton désir ; ainsi, tu croîtras en force et
maîtriseras
le vorace en toi ; mais agis selon Dieu
plutôt
que selon le Shâstra ; ainsi, tu parviendras à Sa
hauteur
suprême qui plane loin au-dessus de toutes
les
règles et de toutes les limites.
368
— La Loi est faite pour ceux qui sont liés et dont
les
yeux sont scellés ; s’ils ne marchent pas sous
sa
conduite, ils trébucheront ; mais toi qui es libre en
Krishna
ou qui as vu sa lumière vivante, marche en
tenant
la main de ton Ami et sous la lampe du Véda
éternel.
369
— Le Védânta est la lampe de Dieu qui te conduira
hors
de cette nuit d’esclavage et d’égoïsme,
mais
quand la lumière du Véda commence à poindre
en
ton âme, même cette lampe divine ne t’est plus
nécessaire,
car, maintenant, tu peux marcher librement
et
sûrement dans la lumière du soleil éternel.
370
— À quoi sert de seulement savoir ? Je te dis : agis
et
sois ; car c’est pour cela que Dieu t’a envoyé
dans
ce corps humain.
371
— À quoi sert de seulement être ? Je te dis :
deviens
; car c’est pour cela que tu as été établi
homme
en ce monde de la matière.
372
— D’une certaine manière, la voie des œuvres est
le
côté le plus difficile de la triple route de
Dieu
; cependant, n’est-elle point aussi, du moins en
ce
monde matériel, la plus facile, la plus large, la plus
délicieuse
? Car, à chaque moment, nous nous heurtons
à
Dieu-le-travailleur et nous nous changeons en Son
être
par un millier de rencontres divines.
373
— La merveille de la voie des œuvres est telle que
même
l’hostilité contre Dieu peut devenir un
instrument
de salut. Parfois, Dieu nous attire et nous
attache
plus rapidement à Lui en se battant avec nous
comme
notre ennemi acharné, invincible, irréconciliable.
374
— Accepterai-je la mort ou ferai-je face pour me
battre
contre elle et conquérir ? Il en sera selon
ce
que Dieu en moi choisira. Car, que je vive ou que je
meure,
je suis toujours.
375
— Qu’est‑ce donc que tu appelles mort ? Dieu
peut-il
mourir ? Ô toi qui crains la mort, c’est
la
Vie qui vient à toi arborant une tête de mort et
portant
un masque de terreur.
376
— Il existe des moyens de parvenir à l’immortalité
physique
et la mort dépend de notre choix, ce n’est pas une obligation de la Nature.
Mais qui accepterait de porter le même habit pendant cent ans ou d’être enfermé
dans un étroit et invariable logement pendant une longue éternité ?
377
— La peur et l’anxiété sont des formes perverties
de
la volonté. Quand tu crains quelque chose
et
rumines ta crainte en revenant continuellement au
même
refrain dans ton mental, tu l’aides à se réaliser ;
car,
si ta volonté au-dessus de la surface de veille
repousse
la crainte, c’est pourtant ce que ton mental
en
dessous veut sans cesse, et le mental subconscient
est
plus puissant, plus vaste, mieux équipé pour
accomplir
les choses que ne le sont ta force et ton
intelligence
éveillées. Mais l’esprit est plus fort que
l’une
et l’autre réunies : sors de la peur, et de l’espoir,
et
prends refuge en le calme splendide de l’esprit et
dans
son insouciante maîtrise.
378
— Dieu a fait ce monde infini par une Connaissance
de
Soi qui, en ses œuvres, est une Volonté-Force
se
réalisant spontanément. Il s’est servi de l’ignorance
pour
limiter Son infinitude ; mais la peur, la lassitude,
la
dépression, le manque de confiance en soi et le
consentement
à la faiblesse sont les instruments par
lesquels
Il détruit ce qu’Il a créé. Quand ces faiblesses
s’en
prennent à ce qui est mauvais ou malfaisant et
mal
réglé en toi, c’est bien ; mais si elles s’attaquent
aux
sources mêmes de ta vie et de ton énergie, alors
empoigne-les
et expulse-les, sinon tu mourras.
379
— Les hommes se sont servis de deux armes puissantes
pour
détruire leur propre pouvoir et leur
propre
jouissance : l’excès dans la satisfaction et l’excès
dans
l’abstinence.
380
— Notre erreur a été et est encore de fuir les maux
du
paganisme en prenant l’ascétisme pour
remède,
et de fuir les maux de l’ascétisme en revenant
au
paganisme. Nous oscillons sans fin entre deux
contraires
également faux.
381
— Il est bon de ne pas être trop désordonnément
enjoué
dans ses jeux ni trop sinistrement
sérieux
dans sa vie et dans ses œuvres. Ici et là nous
cherchons
une liberté enjouée et un ordre sérieux.
382
— Pendant près de quarante ans, j’ai souffert
constamment
de maux petits ou grands, étant
tout
à fait convaincu que j’étais faible de constitution et
que
la guérison de ces maux était un fardeau qui m’avait
été
imposé par la Nature. Quand j’eus renoncé à l’appui
des
médecines, les maladies ont commencé à me quitter
comme
des parasites déçus. Alors j’ai compris quelle
force
puissante était la santé naturelle en moi et combien
plus
puissantes encore étaient la Volonté et la Foi qui
dépassent
le mental et que Dieu nous a données pour
soutien
divin de notre vie dans le corps.
383
— Les machines sont nécessaires à l’humanité
moderne
en raison de son incurable barbarie.
Si
nous devons nous enfermer dans une stupéfiante
multitude
de conforts et d’apparats, nous devons
aussi,
nécessairement, nous passer de l’art et de ses
méthodes.
Car, se priver de simplicité et de liberté,
c’est
se priver de beauté. Le luxe de nos ancêtres était
riche,
voire fastueux, mais jamais encombré.
384
— Je ne peux pas donner le nom de civilisation au
confort
barbare et à l’ostentation encombrée
de
la vie européenne. Les hommes qui ne sont pas
libres
en leur âme et noblement rythmiques en leur
installation
ne sont pas civilisés.
385
— Dans les temps modernes et sous l’influence
européenne,
l’art est devenu une excroissance
de
la vie ou un valet inutile ; il aurait dû être son intendant
principal
et son organisateur indispensable.
386
— Les maladies se prolongent inutilement et se
terminent
par la mort plus souvent qu’il n’est
inévitable,
parce que le mental du malade soutient la
maladie
de son corps et s’y appesantit.
387
— La science médicale a été une malédiction plus
qu’une
bénédiction pour l’humanité. Certes,
elle
a brisé la violence des épidémies et découvert une
chirurgie
merveilleuse, mais elle a aussi affaibli la santé
naturelle
de l’homme et multiplié les maladies individuelles
;
elle a implanté dans le mental et dans le corps la peur et la dépendance ; elle
a appris à notre santé à ne pas s’appuyer sur la solidité naturelle mais sur la
béquille branlante et répugnante des comprimés
388
— Le médecin décoche une drogue sur la maladie :
parfois
il frappe juste, parfois il manque le but.
Les
coups manqués sont laissés hors de compte ; les
coups
au but sont précieusement thésaurisés, comptés,
mis
en système et font une science.
389
— Nous rions du sauvage parce qu’il a foi en le
sorcier-guérisseur,
mais l’homme civilisé est-il
moins
superstitieux avec sa foi en les docteurs ? Le
sauvage
constate qu’en répétant une certaine incantation,
souvent
il guérit d’une certaine maladie : il a confiance.
Le
malade civilisé constate qu’en s’administrant
certains
remèdes selon certaine ordonnance,
souvent
il guérit d’une certaine maladie : il a confiance.
Où
est la différence ?
390
— Le berger de l’Inde septentrionale, attaqué par
la
fièvre, s’assoit dans le courant glacé du fleuve
pendant
une heure, ou plus, et se relève sain et sauf. Si
l’homme
instruit en faisait autant, il périrait, non pas
parce
qu’un remède de même nature tue l’un et guérit
l’autre,
mais parce que nos corps ont été irrémédiablement
endoctrinés
par le mental et ont pris de fausses
habitudes.
391
— Ce ne sont pas tant les remèdes qui guérissent
que
la foi du malade en le médecin et en les
médicaments.
L’un et l’autre sont de maladroits succédanés
de
la foi naturelle en notre propre pouvoir
spontané,
que ceux-ci ont détruit.
392
— Les époques les plus saines de l’humanité
furent
celles où il y avait le moins de remèdes
matériels.
393
— La race la plus robuste et la plus saine existant
encore
sur la terre était celle des sauvages
d’Afrique
; mais combien de temps pourront-ils rester
sains
et robustes une fois que leur conscience physique
aura
été contaminée par les aberrations mentales des
races
civilisées ?
394
— Nous devrions nous servir de la santé divine
qui
est en nous pour guérir et empêcher les
maladies
; mais Galien, Hippocrate et toute la sainte
tribu
nous ont fourni à la place un arsenal de drogues
et
des tours de passe-passe barbares en latin
pour évangile physique.
pour évangile physique.
395
— La science médicale est bien intentionnée et
ceux
qui la pratiquent sont souvent bienfaisants
et
assez fréquemment pleins d’abnégation ; mais la
bonne
intention de l’ignorant a-t-elle jamais empêché
de
faire du mal ?
396
— Si réellement tous les remèdes étaient efficaces
en
soi et toutes les théories médicales solides,
en
quoi cela nous consolerait-il d’avoir perdu notre
santé
et notre vitalité naturelles ? L’arbre upas est sain
en
toutes ses parties, mais c’est tout de même un arbre
upas*.
*Arbre
originaire d’Indonésie, dont la sève servait à faire des flèches empoisonnées.
397
— L’esprit en nous est le seul médecin totalement
efficace,
et la soumission du corps à l’esprit, la
seule
panacée véritable.
398
— Dieu en nous est Volonté infinie qui s’accomplit
spontanément.
Insensible à la peur de la mort,
ne
peux-tu point Lui laisser le soin de tes maux, non
pas
à titre d’essai mais avec une foi calme et entière ?
Tu
t’apercevras finalement qu’Il surpasse l’habileté
d’un
million de docteurs.
399
— La santé protégée par vingt mille précautions,
tel
est l’évangile du médecin ; mais ce n’est pas
l’évangile
de Dieu pour le corps, ni celui de la
Nature.
400
— Il fut un temps où l’homme était naturellement
en
bonne santé, et il pourrait revenir à cette
condition
première si on le lui permettait ; mais la
science
médicale poursuit notre corps avec une innombrable
troupe
de drogues et assaille notre imagination
par
des hordes de microbes voraces.
401
— Je préférerais mourir et en avoir fini plutôt que
de
passer ma vie à me défendre contre le siège
de
microbes fantômes. Si c’est là être barbare et
inéclairé,
j’embrasse joyeusement mes ténèbres
cimmériennes.
402
— Les chirurgiens sauvent et guérissent en tranchant
et
en mutilant. Pourquoi ne pas plutôt
chercher
à découvrir les remèdes directs et tout-puissants
de
la Nature ?
403
— Il faudra longtemps avant que l’auto-guérison
remplace
la médecine en raison de la peur,
du
manque de confiance en soi et de notre croyance
physique
dénaturée en les médicaments, que la science
médicale
a enseignés à notre mental et à notre corps et
dont
elle a fait notre seconde nature.
404
— La médecine n’est nécessaire à nos corps
malades
que parce que nos corps ont appris
l’art
de ne pas se rétablir sans médecines. Même ainsi,
on
constate souvent que le moment choisi par la
Nature
pour guérir est celui-là même où les docteurs
avaient
perdu tout espoir de conserver la vie.
405
— La perte de confiance en la puissance curative
qui
est en nous fut notre chute physique du
paradis.
La science médicale et une mauvaise hérédité
sont
les deux anges de Dieu qui se tiennent à la porte
pour
nous interdire d’y rentrer.
406
— La science médicale vis-à-vis du corps humain
est
telle une grande puissance qui, par sa
protection,
affaiblit un État plus petit, ou tel un voleur
bienfaisant
qui jette par terre sa victime et la crible de
blessures
afin qu’elle puisse consacrer sa vie à guérir et
à
soigner son corps délabré.
407
— Les médicaments guérissent le corps — à moins
qu’ils
ne le détraquent tout simplement ou
l’empoisonnent
— seulement si leur attaque physique
contre
la maladie est soutenue par la force de l’esprit ;
si
l’on peut faire agir cette force librement, les
médicaments
deviennent aussitôt superflus.
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